« Le roman de l’Hexagone » par L’Express

Pour son numéro hors série de l’été, l’hebdomadaire L’Express propose sa vision deurl_imagegdHSLExpressn2 l’histoire de France, avec un titre éloquent : « Ces 1500 ans qui ont fait la France ». Alors que le magazine L’Histoire a publié un remarquable « Atlas de France », il est intéressant d’analyser comment L’Express, en s’appuyant sur des interventions d’historiens ainsi que sur des articles faits maison, compte transmettre une certaine histoire de France, qui présente toutes les caractéristiques du roman national. Par sa présentation générale et par petites touches, on sent transparaître l’idée de cette France éternelle, d’un destin écrit d’avance, mis en scène par de « grandes figures », au sein d’une « épopée ». Ce numéro n’en comporte pas moins quelques très bons articles. Il convient juste de l’aborder avec un certain recul.

Une histoire de France par les « régions »

Le choix de L’Express pour présenter son histoire de France a été celui du prisme des « régions ». Pas nos vingt-sept régions administratives, mais des régions qui ont plus de résonance historique ; elles sont au nombre de vingt : Normandie, Poitou, Toulouse et pays cathare, Dauphiné, Touraine, Aquitaine, Anjou, Provence, Bourgogne, Bretagne, Auvergne, Alsace, Roussillon, Franche-Comté, Flandre, Lorraine, Corse, Savoie-Nice, Outre-mer et Paris. Chaque partie est ouverte par l’interview d’un historien ou d’un spécialiste/amateur/passionné du coin, de François Neveux pour la Normandie à Maurice Gresset pour la Franche-Comté, en passant par Sandrine Lavaud (Aquitaine), ou Renée-Paule Guillot (auteur de Les ducs de Bourgogne : le rêve européen…). S’y ajoutent d’autres rubriques, notamment de courts billets sur les « grandes figures », sur ce que ces régions ont pu apporter à la France, et les lieux à visiter (sans doute en lien avec la parution en été). Un bon point à des (courtes) bibliographies proposées en fin d’entretiens, ainsi qu’à des chronologies.

On ne sait pas trop ce qui a dicté l’ordre de ces régions, mais chacune est présentée dans l’optique de son « rattachement » à la France, comme un puzzle se mettant lentement en place pour arriver à la forme idéale, l’hexagone. Car si indépendamment, une bonne part des articles est intéressante, c’est l’esprit général de ce numéro qui pose question.

Une couverture modèle du genre

Commençons logiquement par la couverture, et évidemment son titre, plus exactement ses titres : « Ces 1500 ans qui ont fait la France : des Mérovingiens à Napoléon III ». Le choix éditorial a donc été de faire « commencer » la France aux Mérovingiens. Si la collection Belin commençait aussi avec la dynastie de Clovis, son premier numéro s’intitulait La France avant la France. Ce choix n’est pas véritablement explicité ici, et il est même en partie en contradiction avec ce que dit Jacques Le Goff dans l’entretien qui introduit le numéro. Le médiéviste insiste sur une lente progression, mais surtout sur le fait qu’il n’y a pas d’idée de la France, et en particulier de l’hexagone, avant au moins l’époque moderne, même si Louis IX a eu un rôle important en devenant roi « de France ». Pour le « sentiment national », Le Goff est peut-être un peu rapide quand il affirme que « tous les historiens s’accordent à dire qu’il s’est structuré durant la Guerre de Cent ans », mais il relativise ce sentiment en pointant le fait que « les régionalismes demeurent vigoureux » au Moyen Âge. Le débat entre historiens sur le « sentiment national » est complexe et reste vif, mais le but de L’Express semble bien de montrer cette continuité entre Mérovingiens et Capétiens (puis Valois et Bourbons), une continuité « logique » puisque la France avait un destin. En ce qui concerne la fin choisie par l’hebdomadaire, Napoléon III, c’est en revanche un peu moins clair. Est-ce à dire que les Républiques n’ont pas fait la France (la Révolution est d’ailleurs quasiment invisible dans le numéro) ? Où seul compte le territoire et le moment où il a atteint ses frontières hexagonales « parfaites » ?

Le reste de la couverture donne également quelques indices sur les angles choisis : le tableau du mariage de Louis XIV avec Marie-Thérèse d’Autriche (Charles Le Brun) pointe l’importance centrale des souverains, et du plus « absolu » d’entre eux en tête ; les sous-titres nous renseignent sur le choix des régions pour présenter comment la France s’est construite, mais aussi le rôle des « grandes figures », dans le cadre d’une « épopée » faite de « conquêtes, [de mariages, d’intrigues et de traités] ». Tous les aspects d’un certain roman national.

Le destin et l’épopée d’une France qui a du génie, selon Christophe Barbier

Le hors-série de l'Express consacrée à l'histoire de la colonisation.
Le hors série de l’Express consacrée à l’histoire de la colonisation.

L’éditorial de Christophe Barbier est plus parlant encore. Petit détail amusant pour commencer, les deux petites fleurs de lys qui encadrent une citation « Une identité insaisissable et qui se dissimule ». Le titre ensuite, « Le pays qui s’appelle épopée ». On reconnaît bien là le style lyrique de l’éditorialiste, mais surtout l’envie de raconter une histoire, peut-être plus que l’histoire de la France. Pour lui « la France s’est fait un destin », elle est « d’âme et de couleur » (une « âme de la France » chère à Max Gallo), même si son histoire s’est écrite « en lettres de sang ». Heureusement, la France est un pays qui a du « génie », un « peuple qui toujours se relève quand on le croit défait ».

Pourtant, on cherche en vain le peuple dans ce numéro de L’ExpressPour Barbier, ce sont surtout les « artistes qui ont enluminé les villes et les mémoires », et les « politiques qui savent parfois hisser une nation au-dessus de son destin ». La France est bien entendu aussi « une idée », « un corpus de valeurs », une nation qui « ignore les origines des citoyens pour les faire siens s’ils adhèrent à la charte mystérieuse de la communauté nationale, c’est ainsi qu’elle décrète « bouts de France » les territoires les plus éloignés sur la planète ». Une vision quelque peu idyllique des relations de la France avec son outremer, une « région » d’ailleurs réduite en deux pages à « de précieux comptoirs commerciaux ». Guère étonnant quand on a lu le numéro spécial de L’Express consacré à la colonisation (L’Express, Grand Format, n°4, décembre 2012, dont nous parlons dans Les historiens de garde, p 219). Barbier termine en beauté, avec les « gênes » de cette France à la fois « fragile » et « indestructible ». Ce pourtant court éditorial se pose comme l’exemple parfait d’une certaine vision, non seulement de l’histoire de France (« la plus fabuleuse des épopées humaines »), mais de la France comme elle est, ou devrait être, dans l’esprit des historiens de garde.

La Bataille de Taillebourg, 21 juillet 1242, tableau d'Eugène Delacroix (1837).
La Bataille de Taillebourg, 21 juillet 1242, tableau d’Eugène Delacroix (1837).

« Le roman de l’Hexagone »

La double page qui ouvre le dossier prolonge l’édito de Barbier. Son titre, « le roman de l’Hexagone » parle de lui-même. Le choix du tableau de Delacroix représentant la bataille de Taillebourg, opposant Louis IX à Henri III, concentre les aspects principaux du roman national : épopée guerrière et grand homme. Le texte de même : « La France n’est pas née en un jour ! Il en a fallu des complots, des trahisons, des batailles – et des mariages – pour que l’Hexagone prenne forme », une « histoire à rebondissements, avec des héros nommés Philippe-Auguste, Saint-Louis, Louis XI, Vauban […], des ennemis héréditaires (sic), des frontières mouvantes […] ». Un hexagone « idéal », une « construction millénaire, région après région, charpentée de ténacité et de courage […] ». Comme si la construction de la France actuelle avait été un projet mûrement réfléchi et mis en place par les souverains successifs, malgré l’adversité. Les deux auteurs (Philippe Bidalon et Mylène Sultan) enfoncent le clou en affirmant que la France du XXIe siècle est « l’aboutissement d’une vision ancienne, ancrée sur la volonté irréductible de faire vivre la Nation ». Parler de nation sans dire un mot, ou si peu, sur la Révolution et la République semble assez étonnant.

Le reste du numéro, outre les bons articles déjà évoqués, comporte quelques choix confirmant l’angle du roman national. Nous l’avons dit, la présentation de « grandes figures », mais on a le droit également à de surprenantes expressions comme « la quintessence de la France » au sujet de la Bourgogne ! Cet esprit français qui serait celui de l’art de vivre, « du bien-boire et du bien-manger »…Quant à la Corse, elle est présentée comme une « amante irascible »…

Ce numéro de L’Express est donc à double fond. S’il est composé de nombre d’articles intéressants pris individuellement (notamment pour trouver des idées de vacances autour de l’histoire), il est construit et présenté par la rédaction de l’hebdomadaire comme le modèle type du roman national : une histoire de France, « roman » de la construction d’un hexagone qui sExpress_Casaliemble avoir « toujours été là », pour reprendre l’expression de Suzanne Citron, et fait de l’épopée de grands hommes, qui avaient une vision de cet idéal de territoire quand ils ont conquis peu à peu chaque pièce du puzzle. Le choix « d’oublier » la Révolution et le XXe siècle n’est certainement pas anodin non plus.

Même s’il est moins beau pour les yeux, on lui préfèrera « L’Atlas de la France » du magazine L’Histoire qui, s’il montre lui aussi la construction de la France (et pas seulement jusqu’au Second Empire), est bien loin de la vision téléologique de L’Express. Comme le dit Joël Cornette, « la France n’avait rien d’inévitable ».

Christophe Naudin

Note final : Remarquons au passage que Christophe Barbier et la rédaction de l’Express ont accueilli plusieurs fois dans leurs colonnes Dimitri Casali. Il a ainsi dirigé le numéro hors série consacré aux colonies françaises et sobrement intitulé « Quand la France rayonnait dans le Monde. » (voir plus haut). Il a aussi coécrit dans la collection « L’Express poche » Les grands héros de l’histoire de France, dont le sur-titre « Politiciens – artistes – inventeurs » indique clairement que les seuls « grands » sont dignes d’intérêt.

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