Introduction

Quand le comédien Lorànt Deutsch publie en 2009 son ouvrage Métronome, son rapide succès public surprend. Décliné par la suite sur presque tous les supports possibles, l’ouvrage est devenu un phénomène de société. Les journalistes sont pour la plupart dithyrambiques, saluant le travail d’un passionné d’histoire sachant, au contraire des historiens professionnels, se mettre au niveau du public pour lui transmettre sa passion et faire œuvre de vulgarisation. Aucune voix discordante, à part quelques remarques sur des erreurs factuelles, ne se manifeste.

Cette absence d’analyse critique, conjuguée au succès populaire, au soutien de grands médias, y compris publics, et à la caution de certains politiques (comme le maire de Paris) a contribué à installer Lorànt Deutsch comme une véritable autorité historienne. Et c’est un réel problème.

Il n’est pas question ici d’opposer l’histoire des amateurs passionnés à l’histoire scientifique des professionnels. L’histoire appartient à tout le monde. Le passé n’est pas un privilège réservé aux seuls historiens universitaires. N’est-il pas majoritairement découvert par le grand public à travers les romans, les BD, les films, les fêtes historiques, les jeux de rôles, et, plus récemment, les jeux vidéo, autant de médias bien plus aisés d’accès que les études remplies de notes de bas de pages et de références érudites ?

Doit-on en conclure qu’il y aurait une opposition irréductible entre ouvrages à vocation scientifique et œuvres de fiction ? Non, car ces dernières peuvent être aussi des portes d’entrée vers l’histoire savante. Avec sa série Kaamelott (2005-2009), Alexandre Astier propose sa vision de la légende arthurienne, plus proche de Donjons et Dragons et de Michel Audiard que de Chrétien de Troyes. Néanmoins, il adjoint à la plupart des DVD des documentaires dans lesquels interviennent des spécialistes de la littérature, de l’histoire et de l’archéologie médiévale.

En 1956, dans Si Paris m’était conté, Sacha Guitry avait encore une autre approche des rapports entre histoire et fiction. Lisant un ouvrage d’histoire devant un parterre de jeunes gens, il moquait les précautions prises par: « C’est bien, c’est bien, c’est même très très bien, mais il est évident qu’à la longue ça pourrait devenir ennuyeux. – Mais pourtant, c’est ainsi qu’on nous apprend l’histoire », lui répond un de ses auditeurs bien dépités.

Guitry approuve et reprend: « Ce qui doit vous agacer […] ce sont les précautions que prend cet agrégé d’histoire licencié ès lettres, et ennemi des licences. Toutes ces phrases commencent en effet par “on suppose”, “on présume”, “on prétend”, “on a tout lieu de croire”. » Jetant alors négligemment le livre, Guitry se lançait dans une histoire de Paris, «le Paris d’autrefois, mais regardé avec des yeux d’aujourd’hui et conté de mémoire», ajoutant: « Oui, mais seulement, je vous en préviens, ma mémoire est fantasque. Elle a ses préférences et elle est voyageuse. » Guitry opposait clairement son discours, sa fiction, avec l’histoire scientifique, l’histoire qui enquête, qui prend des précautions. Il pouvait se permettre de raconter n’importe quoi, le spectateur était prévenu: le contrat fictionnel, pour employer un terme littéraire, établi.

Lorànt Deutsch se situe à l’opposé de la démarche d’Astier et des précautions de Guitry. Il prétend partir de l’histoire, mais aboutit à une fiction, sans avertir ses lecteurs de sa démarche, jouant l’ambiguïté. Il tord les faits, invente, tout en revendiquant haut et fort l’authenticité et la véracité de ses propos. On nous objectera que le récit historique n’est pas réduit à un énoncé de faits, et que l’historien, pour émettre des hypothèses, se doit d’imaginer les historiens de garde au-delà des seuls documents bruts qu’il étudie. Mais par respect du contrat tacite passé avec le lecteur, ces si nécessaires moments de spéculations et d’échappées sont notifiés par l’emploi du conditionnel ou des formules qui irritaient tant Guitry.

Plus encore que sa méthode, ce sont ses intentions et l’histoire qu’il défend qui posent question. Auréolé de son succès populaire, le travail de Lorànt Deutsch n’a quasiment pas été soumis à une étude critique, et a même bénéficié d’une grande mansuétude de la part des médias et des politiques. Or, son discours, si justement on prend la peine de l’analyser, rejoint une habitude bien ancrée depuis la construction des nations au XIXe siècle, qui consiste à envisager le passé d’un pays non pas comme un terrain d’analyse historique, mais comme un grand récit romanesque, avec un cadre bien défini, un début, une fin, des héros et des méchants.

Il s’agissait alors de faire vibrer le sujet puis le citoyen, et non de le faire réfléchir, afin qu’il adhère à l’idée d’une France éternelle, toujours unie, « toujours déjà là », pour reprendre l’expression de l’historienne Suzanne Citron. C’est ce que les historiens, après elle, ont désigné sous les vocables de « mythe national » et plus communément, de « roman national ».

Or, on assiste depuis quelques années à un retour en force de ce type de récit identitaire et rétrograde porté soit par des politiques, comme Patrick Buisson – ancien directeur de Minute et ex-conseiller politique de Nicolas Sarkozy –, soit par des personnalités du monde du spectacle et des médias se targuant un peu facilement de faire de l’histoire, comme Lorànt Deutsch. Ils voudraient figer à jamais le récit historique dans un cadre national et héroïque et en empêcher toute remise en cause.

Tels des chiens de garde, pour reprendre l’image de Paul Nizan, ils sont les historiens de garde d’un trésor poussiéreux qui n’est que le fruit d’une inquiétude face au passé qu’eux seuls n’arrivent pas à assumer. Alors que le monde s’ouvre, que d’autres continents et d’autres pans des sociétés émergent et induisent de nouvelles découvertes historiques, ne doit-on pas s’inquiéter des conséquences du succès d’une histoire à ce point repliée sur elle-même ?

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