Catégorie : Extrême droite

Cet étrange M. Chauprade

Article initialement publié dans L’Idiot International #1, mars 20141.

N’a-t-on pas, depuis la chute du Mur, la sensation d’être confronté à un monde trop compliqué, où le multipolaire a remplacé la bonne vieille confrontation Est-Ouest ; où le danger est partout et pas seulement de l’autre côté du Rideau de fer. Qu’on se rassure, notre planète n’est pas compliqué pour tous le monde.

LE RÉALISME GÉOPOLITIQUE À L’ÉPREUVE DE L’HISTOIRE

Prenons par exemple la Chronique du choc des civilisations du géopoliticien Aymeric Chauprade. Ce dernier, bien implanté dans le milieu universitaire – il a été enseignant au Collège interarmées de défense de 1999 à 2009 – et éditorial, s’affiche en géopolitique comme un des tenants du courant réaliste. Comprenez que, pour lui, sa théorie n’en est pas une mais est au contraire une évidence. L’horizon intellectuel d’Aymeric Chauprade se limite en fait à reprendre – en introduisant quelques variantes – l’idée du choc des civilisations développée par le professeur Samuel Huntington dans un article célèbre de la revue Foreign Affairs de 1993. Rappelons-en rapidement les grands points : le monde se diviserait en plusieurs civilisations qui, tout au long de l’Histoire, se seraient affrontées. Les idéologies du XXe siècle n’auraient été qu’une brève parenthèse dans cette lutte qui a repris de plus belle depuis la fin du bloc soviétique.

"Le choc des civilisations est au coeur de l’Histoire" A. Chauprade
« Le choc des civilisations est au coeur de l’Histoire » A. Chauprade

Écrit au sortir de la guerre froide et en plein désarroi face à la poussée nationaliste en ex-Yougoslavie, cette théorie se distingue par une analyse pour le moins grossière des faits historiques. En digne héritier de cette école de pensée, Aymeric Chauprade, dans Chronique du choc des civilisations, balaie 3 000 ans d’Histoire (et plus encore) en moins de deux pages (8 et 11) :

Si l’Histoire ne se réduit pas au choc des civilisations, le choc des civilisations est au coeur de l’Histoire… Cette vérité, le passé nous l’enseigne depuis la plus haute Antiquité.

affirme-t-il dès le début de sa courte introduction (p. 8). Une « vérité » qui « hante l’Europe depuis l’aube des temps » et qui n’est rythmée que par des grandes batailles, tant le rapport entre civilisations ne peut être que violent. Pourtant, depuis l’école des Annales (et même, depuis Jules Michelet) on sait que l’Histoire ne se résume pas seulement à une succession d’affrontements militaires et qu’il existe de nombreuses autres facettes à l’histoire des sociétés humaines. Aymeric Chauprade, de prime abord, semble même abonder dans ce sens et donner dans la nuance « Certes, l’Histoire ne se réduit pas au choc des civilisations ! Point de caricature, ni de simplifications historiques. » (p. 8) Mais cette prudence de façade ne sert qu’à mieux asséner ses idées. Ainsi, s’il se trouve qu’à un moment de l’Histoire, les civilisations dont parle le géopoliticien semblent disparaître, c’est qu’elles sont « en sommeil, comme de vieux volcans, mais toujours susceptibles de se réveiller. » (p. 11) ; et l’auteur d’étayer sa théorie avec quelques exemples :

En Méditerranée, partout où l’héritage romain n’a pas tenu face à l’islam, la civilisation punique de Carthage avait marqué les terres et les populations durant de longs siècle et Rome n’avait rien pu y faire. Dans le nord de l’Europe, au-delà du limes, partout où Rome n’avait pas laissé d’empreinte profonde, le catholicisme romain s’est effondré face à la Réforme. (p. 11)

Que de contrevérités en une phrase, que de simplifications grossières ! Tout d’abord, imaginer une continuité entre l’Empire punique, détruit au IIe siècle par Rome, et l’islam apparu plus de 750 ans après et dont les fondateurs ne se sont jamais réclamés de Carthage, est pour le moins osé. Comment expliquer par exemple qu’un des plus grand père de l’Église, en la personne d’Augustin, soit né non loin de Carthage, ou que nombres de tribus berbères – dont les ancêtres ont été des alliés de l’Empire punique – aient opposé une résistance féroce à l’avancée des troupes musulmanes omeyyades au VIIe et VIIIe siècle ? Pareillement, affirmer en une phrase que les frontières de l’Empire romain – le limes – annonce la ligne de démarcation entre le catholicisme et le protestantisme tient de la blague, surtout sous la plume d’un géopoliticien dont le métier consiste, entre autres, à fréquenter des cartes et des atlas historiques. La Suisse et l’Angleterre, pourtant sous domination romaine, ont été de grands centres de la Réforme. Ne parlons pas des Cévennes dont les populations, encore aujourd’hui, affichent fièrement leur mémoire huguenote. À l’opposé, l’Irlande et à la Pologne catholiques ne virent jamais la moindre légion romaine occuper durablement leur sol. « Point de caricature, ni de simplifications historiques » avions-nous cru lire…

L’ISLAM : L’ENNEMI

Mais qu’importe l’Histoire pour Aymeric Chauprade. Son but n’est pas de rendre intelligible une réalité complexe, mais de transmettre à ses lecteurs ses obsessions. Celles-ci sont rapidement identifiables :

L’intérêt de leur civilisation […] devrait pousser les Européens à réfléchir face aux trois grands défis qu’ils affrontent : le réveil violent de l’islam, l’utopie mondialiste américaine, la volonté de revanche de l’Asie. (p. 11)

Derrière ces menaces plurielles, une prend rapidement le dessus : l’islam, qui, sous la plume d’Aymeric Chauprade, est rapidement désigné comme l’ennemi principal, ne serait-ce que dans les partis pris iconographiques de la Chronique du choc des civilisations. Dans la seule introduction, on est frappé de constater que les trois images n’illustrent que des moments d’affrontement entre un Occident et un Orient essentialisés : la bataille d’Issos opposant Alexandre le Grand à Darius III (333 avant notre ère), celle de Poitiers opposant Charles Martel à Abd El-Rahman (732), et Barack Obama rendant hommage, à Ground Zero, aux victimes du 11-septembre.

C’est aussi la majorité des chapitres, six sur dix, qui sont consacrés à décrire un islam dangereux, comme le chapitre 8 intitulé « Fanatismes versus christinanisme ». Derrière le premier terme dont le pluriel est un leurre, seules sont pointées du doigts les persécutions (qui ne sont pas contestables) que subissent les minorités chrétiennes dans des pays musulmans, sans jamais donner lieu à un peu d’analyse historique, sans que ne soit non plus jamais répertoriées les persécutions (là aussi, réelles) que subissent les musulmans dans certains pays. La « vérité » d’Aymeric Chauprade est à sens unique et sa crainte de l’islam tellement viscérale qu’elle occupe la majorité du livre, près de 176 pages sur les 274 que compte l’ouvrage, index compris, dans lequel le grossier côtoie le morbide.

Ainsi, l’auteur consacre-t-il quatre pages au « rituel macabre des décapitations » (p. 36-39) dans lequel on apprend, photos voyeuristes à l’appui, que les radicaux islamistes décapitent leurs victimes depuis la guerre de Bosnie. Là encore, s’il n’est pas question de nier la violences de certains terroristes, on cherche en vain des allusions aux massacres commis par les miliciens serbes ou croates à l’encontre des musulmans bosniaques. Cette velléité de voir l’islam comme une culture par essence violente, depuis ses origines, permet à Aymeric Chauprade de justifier des prises de positions contemporaines. Ainsi invoque-t-il, pour mieux rejeter l’entrée de la Turquie dans l ’Union Européenne : les campagnes des Turcs seldjoukides du XIe siècle puis les conflits opposant l’Empire Ottoman aux puissances continentales (p. 28-29). Le refus de l’adhésion d’Ankara va d’ailleurs de paire, selon l’auteur, avec l’affirmation des racines chrétiennes de l’Europe :

Alors que toutes les nations et les empires du monde affirment leur identité ethnique ou religieuse, de la Chine à l’Amérique en passant par l’ensemble des pays musulmans, l’Union Européenne devra-t-elle être la seule construction privée d’Histoire ? […] Ces dernières années, les engagements répétés du Vatican pour souligner les racines chrétiennes de l’Europe dans la constitution européenne comme ceux d’une grande partie de l’opinion publique européenne contre l’entrée de la Turquie dans l’Europe illustrent cette montée d’une
conscience européenne. (p. 29).

Pour Aymeric Chauprade, la civilisation européenne se confond donc avec l’identité religieuse chrétienne, sur fond de crainte du monde musulman. Des propos qui n’auraient pas détonné sous la plume de Samuel Huntington qui en 1993 voyait dans l’islam une civilisation dont les frontières sont « ensanglantées » (« Islam has bloody borders. »). Devrions-nous pour autant ne voir en Aymeric Chauprade qu’un pâle répétiteur du professeur d’Harvard ? Pas du tout. Là où ce dernier voyait un bloc occidental uni face à un front islamique, le géopoliticien français distingue quatre types d’islam et surtout opère une distinction entre les civilisations anglo-saxonnes centrées sur l’Amérique du Nord, et la civilisation européenne. C’est la survie de cette dernière, qu’il imagine menacée de toutes parts, qui mobilise toute ses craintes et son attention.

Le combat pour la civilisation dépasse tous les combats, car il ne s’inscrit pas dans l’échelle de temps d’une vie ; c’est un combat pour la lignée, au nom des pères grecs, romains et germains qui ont légué à l’Européen la liberté, la raison et la volonté
de puissance. Ce combat est essentiel ; pour que l’Europe ne devienne jamais la périphérie soumise d’une Asie hyperpuissance [sic] ou que les filles de France n’aient pas à craindre demain la rigueur d’une police “du vice et de la vertu” (p. 8).

La civilisation européenne réduite non seulement à une culture ou à une religion, mais aussi à une filiation, voire à une ethnie et à une race, serait donc confrontée à un péril biologique. « L’Européen », au masculin et avec une majuscule, comme s’il existait un idéal-type d’homme de l’Europe, doit se battre pour sa « lignée » tout en protégeant « les filles de France » (de l’Europe, on passe à l’Hexagone. Voilà un continent qui se réduit vite) contre les polices du « vice et de la vertu », référence à peine voilée au ministère du même nom créé en Afghanistan durant la règne des Talibans ou à la Muttawa, la police religieuse de l’Arabie saoudite. Aymeric Chauprade prétendrait-il que les femmes françaises seraient menacées d’être cloîtrées, mariées
de forces et engrossées par des musulmans fanatiques ?

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D’OU VIENT LE RÉALISME D’AYMERIC CHAUPRADE ?

Répondre positivement à cette question ne nous amènerait-il pas trop loin ? Ne risquons-nous pas de surinterpréter le texte du géopoliticien ? À bien y réfléchir, pas le moins du monde. En effet, les propos d’Aymeric Chauprade ne viennent pas de nulle part. L’homme a fait ses classes dans les milieux völkisch néo-païens de l’extrême droite française2. Il a ainsi écrit nombre d’articles dès 2002 pour la Nouvelle Revue d’Histoire dirigée par Dominique Venner. Ce dernier, à partir des années 1960, avec le mouvement Europe-Action, fondé en 1963, puis avec le GRECE (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne) et la Nouvelle droite dans les années 1970, a contribué, avec des proches comme Alain de Benoist, à la renaissances des théories racialistes en France. Rappelons-en les grandes lignes3.

Pour Dominique Venner, l’erreur du nazisme a été de penser le combat racial à partir d’une seule nation, ce qui aurait conduit l’Europe à un véritable suicide collectif lors de la Seconde Guerre mondiale, dont auraient profité les États-Unis et les nations colonisées. Au contraire, Dominique Venner n’envisage la race (ou l’identité) que dans un cadre large et continental, qui se serait développée à partir d’une antique « souche indo-européenne
», expression que reprend Aymeric Chauprade à la page 29 de sa Chronique. La principale menace résiderait dans l’affaiblissement de ses racines par le métissage. Ce n’est pas un hasard si la tendance völkisch de l’extrême droite a été l’une des premières à faire de la lutte contre l’immigration l’un de ses thème centraux. Par extension, elle a dénoncé la présence du christianisme en Europe, analysée par Dominique Venner et ses disciples non seulement comme une importation extérieure – comprendre juive –, mais comme la source d’une fragilisation égalitaire et universaliste de la civilisation blanche. Sans reprendre explicitement ces analyses, on remarque néanmoins qu’Aymeric Chauprade, en citant la filiation dans laquelle doit s’inscrire « l’Européen », omet tout allusion au christianisme au profit de la Grèce, de Rome et surtout des Germains qui auraient légué « la volonté de puissance ». Il n’en met pas moins, quelques pages plus loin, un peu d’eau dans son vin en reconnaissant à l’Europe, comme nous l’avons vu, des racines non seulement indo-européennes, mais aussi chrétiennes (p. 29). C’est que tout völkisch qu’il soit, Aymeric Chauprade, est parvenu sur le devant de la scène politique et qu’il lui faut montrer un visage présentable.

Dominique Venner s’est suicidé le 21 mai 2013 dans le cathédrale Notre-Dame de Paris. Aymeric Chauprade, sur son blog realpolitik.tv, lui rend immédiatement hommage en s’adressant à lui à la deuxième personne du singulier : « Tel Montherlant ou Drieu la Rochelle, tu as choisi la mort volontaire, celle des Romains, ou des Germains, celle de la vieille religion des Européens4. » Peu après, c’est au tour de Marine Le Pen de prononcer son éloge dans un tweet : « Tout notre respect à Dominique Venner dont le dernier geste, éminemment politique, aura été de tenter de réveiller le peuple de France. » Aymeric Chauprade n’y est sans doute pas pour rien. Il est en effet, depuis 2010, le conseiller officieux de Marine Le Pen pour toutes les questions internationales, un poste qui a été officialisé en septembre 2013 lors de la dernière université d’été du F.N. En janvier 2014, il a été confirmé comme tête de liste du Rassemblement Bleu Marine aux élections européennes pour l’île-de-France. Une promotion qui en dit long sur son influence. Dans ce cadre, la Chronique du choc des civilisations apparaît comme un manifeste et une annonce du programme géopolitique du F.N. Certaines des préconisations d’Aymeric Chauprade ne surprendront personne. Ainsi, l’immigration, de phénomène social et économique, est-elle vue comme une arme de colonisation aux mains des anciens pays colonisés : « La civilisation française est menacée par le multiculturalisme. La réalité est que le modèle d’assimilation s’efface devant une logique de remplacement des Français. » déclare ainsi le géopoliticien au Point le 13 novembre 2013, en reprenant le thème du « remplacement » cher à l’écrivain Renaud Camus, proche des identitaires.

Mais c’est au niveau des relations internationales que les idées du géopoliticien, de prime abord, étonnent. Il déclare ainsi, dans la même interview qu’une « France soutenant un autre projet européen, fondé sur un axe Paris-Berlin-Moscou, aurait la capacité de jouer un rôle de premier plan, même sans une démographie d’échelle asiatique. » La fascination pour la Russie de Poutine (dont les photos s’étalent complaisamment dans la Chronique du choc des civilisations) semble en effet être une constante chez Aymeric Chauprade. Il en fait tout d’abord un allié de poids face aux visées d’une Amérique qui afficherait un soutien inconditionnel au bloc musulman et à l’islamisme. Mais la Russie est également un modèle à suivre dans sa politique intérieure et annonce la « montée d’une conscience européenne » qu’appelle le géopoliticien de ses voeux. Non seulement Moscou se démarque des démocraties occidentales par son refus de l’immigration, mais aussi parce que :

La nouvelle présidence Poutine débutée en 2012 s’annonce comme une réaffirmation identitaire : examen de langue et d’histoire russes obligatoire pour les immigrés en 2015, révision des accords d’adoption d’enfants russes avec les pays autorisant les mariages homosexuels (avril 2013), loi de surveillance des ONG étrangères […], célébration officielles du 400e anniversaire de la dynastie impériale des Romanov (6 mars 2013) (p. 73).

Aymeric Chauprade imagine-t-il une France à cette image, où la chasse aux immigrés et la restriction des libertés publiques côtoient la célébration d’un passé fantasmé ? Certainement5

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À force de penser que sa discipline géopolitique est seule apte à faire comprendre la complexité du monde et que les autres sphères de l’activité humaine – économique, démographique, géographique, historique, sociologique, anthropologique, sans même parler de la sphère écologique – y sont subordonnées, Aymeric Chauprade ne finit par voir le monde que comme un gigantesque kriegspiel, dans lequel l’Europe est engagée dans une lutte pour sa survie qu’elle ne gagnera qu’en étant ethniquement homogène et soumise à un régime autoritaire. La recette n’est pas nouvelle. L’Action française de Charles Maurras prétendait elle aussi, au début du XXe siècle, que la revanche sur l’Allemagne wilhelmienne ne pouvait être menée correctement que par le retour d’un régime monarchique et par l’affirmation du « pays réel » face au « pays légal » aux mains des juifs, des francs-maçons et des protestants. On sait ce qu’il est advenu de ce réalisme-là.

William Blanc

Pour une synthèse de la critique de la théorie du choc des civilisations, on regardera avec intérêt cette émission du Dessous des cartes datée de 2002 :

  1. Les notes et les passages soulignés en gras ont été rajoutés pour les besoins de l’édition en ligne. Précisons également que ce texte n’engage que son auteur et ne reflète en rien les positions ou les analyses des autres coauteurs des Historiens de garde.
  2. Le courant völkisch est né durant la seconde moitié du XIXe siècle puis a été une des composantes de la révolution conservatrice allemande des années 20-30. À ce propos, voir l’article de S. François, « Qu’est ce que la Révolution conservatrice ?, tempspresents.com, 24 août 2009 (dernière consultation le 4 avril 2014). Les idées völkisch inspirent aujourd’hui nombre de courant politiques en France, notamment la nébuleuse identitaire.
  3. Voir à ce sujet l’excellent article de S. François et N. Lebourg, « Dominique Venner et le renouvellement du racisme », tempspresents.com, 23 mai 2013 (dernière consultation le 4 avril 2014).
  4. A. Chauprade, « Dominique Venner a choisi la mort volontaire. Communiqué d’Aymeric Chauprade », realpolitik.tv, 21 mai 2013 (dernière consultation le 7 avril 2014).
  5. Aymeric Chauprade a assisté en observateur au référendum pour le rattachement de la Crimée à la Russie, en mars 2014. Il déclare sur son blog : « C’est ce nouveau Yalta mondial que les Européens de l’Ouest et du Centre doivent embrasser : il peut nous permettre de faire définitivement la paix avec la Russie et d’édifier avec elle une grande unité européenne, fondée d’abord sur la souveraineté et la liberté de chacune des nations de notre belle civilisation. », A. Chauprade, « 1945-2014, De Yalta… à Yalta », realpolitik.tv, 16 mars 2014 (dernière consultation le 4 avril 2014). Pour voir une généalogie des liens unissant le FN et la Russie, voir N. Le Blevennec « Pourquoi le Front national est fasciné par la Russie », rue89.com, 3 janvier 2012 (dernière consultation le 4 avril 2014). Rajout du 15 avril : Marine le Pen a été reçue à la Douma (le Parlement russe) le 14 avril 2014. Voir M. Jégo, « Marine Le Pen reçue à bras ouverts par la Douma », lemonde.fr, 14 avril 2014, (dernière consultation le 15 avril 2014). Elle avait déjà effectué une visite similaire en juin 2013. Voir E. Grynszpan, « Moscou déroule le tapis rouge devant Marine Le Pen », lefigaro.fr, 20 juin 2013 (dernière consultation le 15 avril 2014).

Le retour de l’histoire patriotique

ENTRE MYTHE IDENTITAIRE ET PRIVATISATION1

L’Histoire n’a pas attendu la fin du XIXe siècle en France pour devenir un instrument du patriotisme et du nationalisme. Dès les premiers balbutiements des sciences historiques, sous la Restauration, les historiens tentent de donner à la nation, concept nouveau apparu au cours du XVIIIe siècle, des racines anciennes. C’est après la défaite de 1870, l’avènement de la Troisième République et la mise en place de l’école obligatoire en 1882 que la fonction patriotique de l’Histoire va se cristalliser. Il s’agit à la fois de créer chez les jeunes élèves un sentiment d’appartenance fort à travers un passé commun et héroïque, mettant en avant des grandes figures de souverains et de chefs (Vercingétorix, Clovis, Jeanne d’Arc), et d’appuyer le nouveau régime. Ce type de récit va s’incarner notamment dans des ouvrages phares comme le manuel de cours élémentaire d’Ernest Lavisse (appelé communément le « Petit Lavisse », notamment dans son édition finale de 1913) qui sera lu par plusieurs générations d’écoliers et va constituer l’une des bases de ce que les historiens appellent aujourd’hui le roman national.

Face au récit républicain, l’Action française, organisation monarchiste et antisémite très influente, va faire de l’Histoire un de ses instruments de combat politique afin de glorifier l’action de la monarchie française et de diffuser une image noire de la Révolution française. Ses troupes iront perturber un cours à la Sorbonne (« l’affaire Thalamas » en 1908) alors que ses membres les plus en vue (Charles Maurras notamment) organiseront une véritable contre-université, l’Institut d’Action française, fondé en 1906. Mais c’est à travers ses publications à destination du grand public que l’AF va diffuser son propre récit historique avec des succès comme l’Histoire de France de Jacques Bainville (1924), rapidement vendu à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires et rapidement adapté en version pour les enfants, illustrée par Job (1928). La place est d’autant plus facile à prendre qu’au même moment, les historiens professionnels abandonnent peu à peu le terrain de la vulgarisation. Ce repli sur soi n’est pas que négatif. Il avait tout d’abord pour but de ne plus soumettre les travaux historiques à la nécessité de créer un sentiment patriotique. De cette période de retrait va sortir l’école des Annales de Lucien Febvre et de Marc Bloch, qui, en ouvrant le champ des recherches vers les questions économiques et sociales, puis culturelles, va détacher peu à peu l’histoire du seul objet national.

Cette histoire va triompher dans les années 60 et surtout 70 avec la Nouvelle histoire et d’immenses succès de librairie. Au même moment, l’école – notamment élémentaire – s’ouvre à une histoire plurielle alors qu’à la télévision triomphent de grandes séries de vulgarisation de qualité, comme Le Temps des cathédrales, dirigée par Georges Duby (1980). L’historiographie héritée de l’Action française se fait bien plus discrète, à part quelques figures comme Pierre Gaxotte, et reste confinée à des niches, notamment les biographies, en grandes parties abandonnées par les Annales plus préoccupées par les structures sociales.

Le premier recul s’opère dans les années 80, suite à l’instauration des nouveaux programmes Chevènement qui marquent le retour en force du roman national à l’école primaire qui peinait déjà à s’en défaire. Mais c’est sans doute à partir du milieu des années 2000 que s’opère un retournement certain. Le contexte a changé. L’Histoire s’est ouverte à de nouvelles questions, comme le genre, les réflexions post-coloniales, mais aussi l’histoire globale et connectée, qui se proposent de décentrer le regard. Les mémoires de la Shoah, puis des colonisations, des marges où elles étaient confinées, prennent une place centrale dans le débat public à travers de grands procès comme ceux de Maurice Papon et le vote de lois mémorielles, comme la loi Gayssot condamnant le négationnisme (1990) ou la loi Taubira de 2001 reconnaissant l’esclavage comme crime contre l’humanité. Le discours de Jacques Chirac reconnaissant la responsabilité de l’État français dans la Shoah (1995) marque aussi une étape importante dans la déconstruction d’une histoire héroïque de la France, notamment à droite où il est, encore aujourd’hui, objet de critiques.

La réplique ne tardera pas à venir. Elle sera menée sur trois fronts. Le premier sera législatif, avec la tentative avortée de reconnaître le rôle « positif » de la colonisation française dans le cadre de la loi du 23 février 2005.

La seconde sera scolaire, avec la critique, à partir de 2010, des nouveaux programmes visant à initier les élèves à l’histoire africaine ou asiatique. Cette polémique ne fait que reprendre la rhétorique d’une autre controverse qui avait été lancée dans les colonnes du Figaro en 1979 et qui avait amené la mise en place des programmes Chevènement. Notons simplement qu’en 2010, l’attaque n’est plus portée par des figures médiatiques comme Alain Decaux, mais par des individus masquant mal leurs sympathies pour la droite extrême, comme Dimitri Casali, ancien professeur qui aujourd’hui laisse traîner sa plume sur le site Boulevard Voltaire, dirigé par l’ancien journaliste proche du FN Robert Ménard. Malgré un grand succès médiatique, la polémique ne rencontre que peu d’écho positif dans le monde de l’école. Reste à voir ce que donnera la prochaine refonte des programmes…
La critique des lois mémorielle et la polémique sur l’histoire scolaire vont nourrir la production d’une nouvelle forme de récit historique visant à redonner au grand public le goût du roman national. Fier d’être français (2006) et surtout L’âme de la France (2007), ouvrages tous deux signés par Max Gallo (jadis proche de Jean-Pierre Chevènement), marque sans doute le renouveau d’une production de livres où l’histoire, qui se veut analyse des sociétés passées, fait place au mythe identitaire.

Écrit dans le contexte de la campagne présidentielle de 2007, L’âme de la France annonce le discours historique qui sera développé par Nicolas Sarkozy tout au long de son quinquennat : refus de la « repentance » et retour à un récit glorieux, dans lequel le passé n’est vu qu’à travers les exploits (ou les travers) des grands hommes (les femmes étant souvent réduites à un rôle de figuration). Mais derrière le rejet de la « repentance », se cache – mal – le refus d’accepter une histoire multiple et sérieuse du fait colonial. Quant au retour du roman national sous prétexte d’unifier des Français divisés, il est surtout l’occasion du retour et du maintien d’une mémoire et d’une identité catholique et réactionnaire rejetant comme nul et non avenu tout point de vue différent. Comme l’explique lui-même Max Gallo le 14 juillet 2011 à l’hebdomadaire Le Point : « La foi catholique est l’âme de la France ».

Profitant de la conjoncture favorable des années Sarkozy, plusieurs figures, que nous avons regroupées sous le terme « historiens de garde », vont emboîter le pas à Max Gallo et occuper avec succès un espace médiatique dans lequel les historiens professionnels, (représentant pourtant le service public de l’Histoire et rémunérés par les impôts des citoyens) ont de moins en moins la parole. Premiers de ces historiens de garde, Franck Ferrand, Stéphane Bern et Lorànt Deutsch publieront avec succès des récits historiques grand-public avant de se voir confier des émissions sur les chaînes du service public.

Leur discours, à quelques nuances près, se recoupe et se résume en plusieurs points.
Tout d’abord brouiller les cartes entre fictions et science, entre récit identitaire et histoire critique. Ainsi, Lorànt Deutsch se fera une spécialité de désigner ses productions, en fonction des médias, soit comme un roman historique, soit comme un récit authentique, bien que ses ouvrages soient remplis d’inventions pures et simples. Philippe de Villiers, dernier venu parmi les historiens de garde, explique pour sa dernière biographie de Louis IX que : « Le roman de saint Louis n’est pas un roman, c’est la vie de saint Louis qui est un roman. » Pour augmenter la confusion, beaucoup n’hésitent pas à se réclamer d’historiens célèbres comme Marc Bloch, résistant fusillé en 1944, tout en affichant leur filiation avec Jacques Bainville. Cette mise en parallèle de deux manières de penser radicalement opposées, l’histoire scientifique et ouverte de l’école des Annales d’une part, et la mythologie royaliste de l’Action française d’autre part, participe ainsi à la réhabilitation de cette dernière. Ainsi, jusqu’alors confinés depuis nombre de décennies à des éditions confidentielles, les travaux de Jacques Bainville sont, depuis le quinquennat Sarkozy, réédités par des maisons d’édition grand public (Perrin par exemple), rééditions qui omettent le plus souvent de préciser le passé antisémite du journaliste.

À la confusion s’ajoute l’appropriation, par les historiens de garde, de techniques spectaculaires héritées de la publicité et du marketing. Philippe de Villiers a sans doute été un des pionniers du genre, en lançant en 1978 la cinéscénie du Puy du Fou, parc à thème qui lui permet de développer un discours anti-révolutionnaire en usant des souffrances mémorielles réelles des Vendéens. Lorànt Deutsch est aussi un excellent exemple de l’usage d’un packaging attirant (l’image même du comédien) faisant office d’argument de vente afin de diffuser plus aisément une vision de l’histoire rétrograde. Cette méthode convient parfaitement aux médias dominants, convertis aux méthodes du storytelling, qui, plutôt que d’expliquer le fond du problème, proposent, entre deux plages publicitaires, un récit simpliste opposant la figure sympathique de l’acteur, grand enfant émerveillé (lui-même se présente comme un « Peter Pan »), à une horde d’historiens grincheux et militants. Le discours, quant à lui, largement annoncé par Max Gallo dès 2006, se résume à quelques idées-forces nuancées en fonction des auteurs :

La France serait ainsi une nation dont l’identité est ancienne et daterait soit des Gaulois, soit du règne de Clovis. Elle aurait été bâtie par nombres de générations de grands hommes, notamment des rois, dont nous serions les héritiers. Cette histoire est marquée par deux catastrophes. La première aurait été la Révolution française qui aurait, comme l’explique Lorànt Deutsch « coupé la tête à nos racines ». La seconde serait la « crise identitaire » que nous serions, d’après Stéphane Bern, en train de vivre aujourd’hui, suite à l’arrivée massive de population non européenne (et non catholique). On retrouve là le discours de Nicolas Sarkozy liant immigration et identité nationale et voulant renforcer la cohésion du pays à grand coup de commémorations vides de sens.

Mais la conjoncture politique favorable n’explique pas à elle seule le succès des historiens de garde. Il réponde effet à une demande sociale forte dans un pays dont le visage a été profondément modifié en moins d’un siècle, et qui a vu la disparition des anciennes structures de solidarité rurales et de celles, bien plus récentes, du monde industriel. Tant de bouleversements, auxquels on pourrait ajouter la sécularisation de la société, induisent des réflexes de repli et des craintes qui, suffisamment entretenues, constituent autant de marchés juteux. Car il est plus facile de bercer le grand public d’illusions sur des temps jadis grandioses et une France éternelle que de lui proposer des outils pour comprendre le passé et permettre une mise à distance critique avec le présent. Tout comme il est plus facile de faire du profit en vendant de l’image d’Épinal, de privatiser, en quelque sorte, le discours sur le passé, que d’investir des services publics de recherches historiques.

Il peut sembler simpliste d’opposer ainsi un récit identitaire privatisé à une histoire scientifique publique, d’autant que nombre d’amateurs font de la recherche de qualité, et alors que certains universitaires donnent parfois, par facilité, dans le mythe national. Mais à côté de ces derniers, combien de leurs collègues, bien plus nombreux, se proposent d’offrir au grand public une vulgarisation de qualité, notamment sur internet où nombre d’articles scientifiques sont directement accessibles en ligne ? Jusqu’à quand cela sera-t-il possible, alors que les crédits alloués à la recherche et à l’université publique, notamment dans les sciences humaines, sont drastiquement réduits ? Il est urgent que les historiens, conscients de leur rôle social, multiplient les initiatives en direction du grand public et montrent que leur métier est essentiel à toute réflexion démocratique.

William Blanc et Christophe Naudin,
Coauteurs, avec Aurore Chéry, du livre Les Historiens de garde, Inculte, 2013.

  1. Texte initialement paru dans Hors Série de mars-avril 2014 du Monde Libertaire sur le thème : « Le vacarme des pantoufles. Les nationalismes fanfaronnent ».

Basile de Koch, l’avant-garde des historiens de garde ?

En ce début d’année 2014, notre site se propose d’accueillir un article d’un jeune historien, Michel Deniau, qui nous propose de découvrir un travail annonçant celui des Historiens de garde : L’Histoire de France de Cro-Magnon à Jacques Chirac. Si une bonne partie du discours de Max Gallo, Dimitri Casali, Lorànt Deutsch et Franck Ferrand est en germe dans ce livre, il est intéressant de noter qu’au moment de sa sortie, en 2004, il n’a eu qu’une diffusion limitée et que son auteur devait masquer ses outrances sous le couvert de l’humour. Aujourd’hui, le roman national se pare de sérieux ; ce sont des figures plus médiatiques, et, parfois, plus crédibles, qui assurent sa promotion auprès d’un public beaucoup plus large. Il n’en reste pas moins, le livre de Basile de Koch permet d’entrevoir les fondements politiques du discours des historiens de garde1.

07/07/2009. Basile Le Kock.
Bruno Tellenne, alias Basile de Koch, en 2009

Rentrer chez ses parents pour Noël cela a parfois du bon, et ce pas que pour retrouver des visages familiers. À travers cet article, ce blog va, en effet, se nourrir d’une découverte faite dans la vieille commode de ma chambre d’adolescent. Il s’agit d’un ouvrage, Histoire de France de Cro-Magnon à Jacques Chirac, écrit par Basile de Koch et illustré par Luc Cornillon. Dans mes souvenirs, à l’époque, il y a un peu moins de dix ans (le livre datant de 2004), je m’étais amusé de la drôlerie du propos, surtout que j’avais entendu parler de Basile de Koch comme quelqu’un appartenant à l’univers de l’humour, ou tout du moins du non-sérieux, et avait pris un certain plaisir à la lecture, même si on ne peut pas dire qu’elle m’ait marquée. Dorénavant, échaudé par le combat critique contre Lorant Deutsch et les historiens de garde en général, ainsi que nourri de distanciation critique par plusieurs années d’études et de réflexion autour de l’histoire, j’ai pris l’occasion de cette redécouverte pour relire le livre de façon critique. Le moins que je puisse conclure de cette expérience est qu’elle ne m’a pas déçue ! D’un souvenir d’écrivain non-sérieux, je me vois désormais confronté à l’appréciation d’un fatras plutôt réactionnaire, le tout couvert sous le prisme de l’humour.

Je sais ce que beaucoup de gens vont dire « C’est un satyriste, quel mal peut-il y avoir à ce qu’il parle d’histoire de façon décalée et drôle ? ». Certes, tout le monde peut écrire de l’histoire, et j’encourage chacun à le faire à travers une méthodologie rigoureuse et sans à priori, et à fortiori sur l’histoire de France. En outre, je n’ai aucune objection personnelle contre la personne de Basile de Koch et donc contre le fait qu’il vienne s’intéresser à l’histoire, tant que le parti pris en est clair, œuvre de « vulgarisation » historique ferme sur le fond mais fantasque dans la forme, d’écriture par exemple, ou absolument fantasque dans les deux. Or, la quatrième de couverture explique que

Après le succès de ses parodies de presse […], Basile de Koch […] signe ici un vrai-faux « manuel d’histoire à l’usage des cours élémentaires » qui, compte tenu de la baisse générale du niveau, sera lu avec profit par les anciens de élèves de l’ENA.

En outre, dans son avant-propos (p. 3), Basile de Koch affirme tout à fait sérieusement que

Le lecteur de ce manuel, conçu à l’ancienne, mais revu à la lumière de l’historiographie moderne, trouvera en regard de chaque leçon une magnifique gravure tout en couleurs.

Un peu plus loin dans la même page, le lecteur est gratifié d’un vibrant appel :

Avec ce manuel, laissez donc les cadavres les plus prestigieux de notre Histoire s’asseoir à votre table, et ressusciter.

Outre le fait que l’on s’étrangle en le voyant convoquer « l’historiographie moderne » pour appuyer ses dires, ces deux citations permettent de mettre en avant que l’ouvrage se veut sérieux sur le fond tout autant que fantasque sur la forme. Enfin, la vocation sérieuse est également appuyée par un dernier extrait de l’avant-propos.

Le lecteur, précisément, quel est-il ? Disons-le tout net : pas un adolescent ou un collégien d’aujourd’hui. Entre techno, rap, web et mangas, nos jeunes ont su développer une culture profondément originale, novatrice, en phase avec l’époque et qui se suffit à elle-même. Non, le présent ouvrage s’adresse plutôt à nos élites – artistes, stylistes, journalistes, comiques, intellectuels – dont l’éminente position sociale n’a d’égale que leur bien excusable inculture générale.

Il y aurait donc les jeunes qui auraient tout compris et l’élite (nécessairement vieille ?) qui vivrait couper du monde et qui plus est de la vérité historique. Chacun appréciera à sa juste valeur l’anti-intellectualisme ainsi que le caractère « anti-élite » du discours. Ce cheval de bataille sera d’ailleurs repris au détour d’une phrase page 40 :

En outre, Marignan-1515 inaugure l’histoire chronologique, qui ne sera remise en cause que vers la fin du XXe siècle par des enseignants crypto-marxistes.

Basile de Koch Histoire de FrancePour résumer, son opuscule a quelques aspects trop sérieux pour être considéré uniquement comme de la drôlerie et parfois pas assez décalé et fantasque pour se voir décerner le titre de bande dessinée à base historique et donc être traitée à travers le prisme interprétatif de la fiction, ou tout du moins de l’œuvre non scientifique.

Le brouillard du « vrai-faux manuel d’histoire à l’usage des cours élémentaires » permet, sous une couverture humoristique et satyrique, de faire passer, comme nous le verrons, des pensées idéologiquement orientées ou historiographiquement connotées. Le but de cet article ne va pas être de décortiquer et remettre en perspective les anachronismes de l’auteur puisqu’ils sont légions, qu’ils sont plutôt facilement visibles pour le quidam et que, au final, ce ne sont pas ces phrases qui révèlent le plus la psyché profonde de l’auteur. De fait, l’ensemble de ces anachronismes et/ou erreurs factuelles tendent à donner du poids ou accréditer différents thèmes de prédilection de l’auteur que sont la critique du protestantisme, de la démocratie et de tout ce qui être plus ou moins relié à la gauche dans ses nombreuses composantes (socialisme, communisme etc…). On notera également avec intérêt les différentes petites saillies sur l’immigration, la colonisation française en Afrique ou le génocide vendéen.

Historiographiquement, les points les plus dérangeants tournent autour d’une image très astérixienne des Gaulois (p.6 « Cette stratification correspond parfaitement à la mentalité belliqueuse de ce peuple spontané, grand, blond (ou teint en roux), rieur, courageux mais cyclothymique. […] Les artisans gaulois, bien que grossiers et bon vivants, savent traiter tous les métaux et livrent des bijoux, casques, cuirasses, épées et même des charrues très réussis. ») ou la diffusion de l’image chimérique d’une France entièrement résistante au moment de la Libération (p. 108, dans un chapitre intitulé « 50 millions de résistants » : À l’été 1944, la France entière se soulève contre l’occupant nazi, qui ne doit son salut qu’à une prompte fuite »).

Toutefois, avant de nous intéresser au contenu le plus idéologiquement orienté et de faire le catalogue des extraits témoignant de la résurgence de l’inconscient politique de Basile de Koch dans ce livre, attardons nous un peu sur la composition de l’ouvrage ainsi que sur la personnalité et le positionnement politique de l’auteur, ces éléments pouvant être d’un précieux soutien pour comprendre certaines phrases ou formulations ambigües.

En ce qui concerne la forme, Histoire de France de Cro-Magnon à Jacques Chirac, sous titré « Cours élémentaire », se présente sous la forme d’une succession de doubles pages composées d’un court texte, écrit par Basile de Koch, en page gauche, sur un thème annoncé par un titre qui donne le ton. Pour l’exemple, on peut prendre le cas de la page 20 : « La société féodale : décentralisation et aménagement du territoire ». Sur la page de droite, la majeure partie de l’espace est occupé par l’illustration de Luc Cornillon. Chaque dessin se voit coiffé d’un titre dont on ne sait s’il est l’œuvre de Basile de Koch ou de Luc Cornillon. Il demeure malgré tout que certains titres interpellent, notamment « Dès août 44, les résistants parisiens s’adjoignent de précieux collaborateurs » (p. 109) ou « Une politique étrangère résolument tiers-mondiste » (p. 91), à propos de la colonisation française en Afrique. Les dessins se voient agrémentés d’une petite phrase d’accompagnement. Enfin, un petit résumé de la page gauche, dans un petit encadré rectangulaire dans la partie inférieure de la page droite, conclut l’agencement graphique de l’ensemble.

Tout cela n’est pas sans rappeler des choses à toutes les personnes qui se sont, un jour, intéresser à l’histoire de l’enseignement de l’histoire en France ou à tous les amateurs des manuels anciens. En effet, cet intitulé de « Cours élémentaire » se retrouve sur de nombreux ouvrages de la première moitié du XXe siècle. De même, et probablement plus indicatif, avec la composition graphique de l’ensemble. Le plus célèbre de ces manuels anciens est sans nul doute L’Histoire de France d’Ernest Lavisse (1913), mais on peut également voir de beaux spécimens dans le Bernard et Redon, Notre premier livre d’histoire (1950), le Ozouf et Leterrier, Belles histoires de France (1951) et le Bonne, Grandes Figures et Grands Faits de l’Histoire de France (1938). Par conséquent, rien que par son iconographie le livre de Basile de Koch véhicule une image volontairement passéiste et nostalgique d’un enseignement de l’histoire, à fortiori de l’histoire de France. Voilà ce qui tranche fortement avec sa référence à une « historiographie moderne »…

Comme d’habitude Internet va nous permettre de tracer quelques grands traits de la personnalité politique de Basile de Koch. De fait, si les sources de seconde main ; telle sa notice Wikipedia, les articles de blogs ou de presse ; sont les plus informatifs, ils sont également à interroger et à recouper. Pour cela on peut disposer de sources de première main telles que la page Facebook de Basile de Koch ainsi que son profil LinkedIn ou encore son compte Twitter pour confirmer certains éléments. De fait à travers Wikipedia on apprend que :

Il est le fils de Guy Tellenne (1909-1993, normalien, agrégé, poète, haut fonctionnaire au ministère de la Culture et sous-directeur de l’Institut français d’Athènes) et d’Henriette Annick Lemoine (animatrice à KTO sous son patronyme de mariage, Annick Tellenne et auteur de Le goût de vivre ; la recette du bonheur).

Il a trois frères, dont Karl Zéro et Éric Tellenne. Il est marié avec Frigide Barjot et a deux enfants.

Il suit des études au Lycée Saint-Louis de Gonzague à Paris avant une maîtrise de droit et DEA de Science Politique.

Ancien assistant parlementaire, il a tout d’abord travaillé pour l’UDF et notamment pour Raymond Barre, Simone Veil. Il participe également au Club de l’Horloge. Il fut ensuite le rédacteur des discours de Charles Pasqua au ministère de l’Intérieur, entre 1986 et 1988.

Il mettra à profit cette connaissance du « dessous des cartes » pour brosser divers portraits vitriolés des principaux acteurs de la politique française.

Basile De Koch se vante de n’avoir « jamais adhéré à un mouvement dont il ne fût pas le fondateur ». De fait, il est « président à vie auto-proclamé » du groupe Jalons avec sa femme Frigide Barjot.

Pour avoir bénéficié d’un emploi fictif au Conseil général de l’Essonne, il est condamné avec Xavière Tiberi par la Cour d’appel de Paris, le 15 janvier 2001, à une peine d’emprisonnement assortie d’un sursis.

Basile de Koch est chroniqueur à l’hebdomadaire Voici dans la rubrique La nuit, c’est tous les jours. Il tient également une chronique sur la télévision dans l’hebdomadaire Valeurs actuelles et collabore régulièrement au site Causeur.fr créé par Élisabeth Lévy.

À noter que, dans le « À propos » de sa page Facebook, le principal intéressé ne semble pas totalement démentir l’ensemble des informations de Wikipedia, même si l’extrait qu’il mentionne est parfois différent de notre citation – probablement du fait d’une modification ultérieure.

La lecture de la presse écrite, prolifique sur le personnage suite aux actions de sa femme – Frigide Barjot – lors du débat autour du mariage pour tous ou les siennes avec sa pétition des « 343 salauds », peut nous apprendre qu’il serait proche des milieux d’extrême-droite. Par exemple le Huffington Post affirme

Frère de l’animateur Karl Zero, mari et associé de Frigide Barjot ; tour à tour écrivain, humoriste, chroniqueur, figure des nuits parisiennes, ancien « nègre » de Charles Pasqua et dit proche de certains milieux d’extrême-droite; Basile de Koch, alias Bruno Tellenne, est aussi « président à vie » du Groupe d’Intervention Culturelle Jalons qu’il a créé dans les années 80, connu pour ses happenings et pastiches. Dandy à la fois anticonformiste et ultra-réac, Basile de Koch s’est fait une spécialité de dénoncer la bien-pensance de gauche pour mieux affirmer celle de droite.

En s’intéressant à la participation blogueuse au débat, il est possible d’apprendre, d’une source qui se déclare proche du groupe Barjot-de Koch – même si l’auteur s’est vu depuis assigné en justice par les intéressés – , que Basile de Koch est

chroniqueur clubbing à l’hebdomadaire Voici dans la rubrique La nuit, c’est tous les jours. Il tient une chronique sur la télévision dans l’hebdomadaire ultra-conservateur Valeurs actuelles et collabore régulièrement au site d’extrême-droite Causeur.fr, propriété de l’ancien d’Ordre Nouveau et ancien directeur du magazine d’extrême-droite Minute, Gérald Penciolelli.

Bruno Tellenne a été l’assistant parlementaire et la « plume » de Charles Pasqua. C’est sous son influence que Charles Pasqua se veut un ardent partisan de la peine de mort et préconise une alliance avec l’extrême-droite, déclarant que « le FN se réclame des mêmes préoccupations, des mêmes valeurs que la majorité ».

Basile de Koch a par la suite été un membre actif du très droitier Club de l’Horloge, créé en 1974 par Henry de Lesquen, président de Radio Courtoisie, connue pour avoir reçu le révisionniste Faurisson à plusieurs reprises.
En 1984, Basile de Koch est l’un des rédacteurs du rapport du Club de l’Horloge à l’origine de la théorisation de la « préférence nationale », idée-phare du Front National : on peut lire son nom en page 5 du rapport final des travaux de la commission qui définira le concept de préférence nationale(La préférence nationale : Réponse à l’immigration, 1985 dirigé par jean-Yves Le Gallou, longtemps cadre du Front National avant de devenir membre fondateur du MNR de Bruno Mégret).

Même si l’auteur se défend d’avoir appartenu ou d’appartenir au GUD (Groupe Union Défense) – mais assume avoir été « nègre » pour Charles Pasqua dans les années 1980, comme l’affirme sa page LinkedIn, il demeure qu’il semble se mouvoir aisément et avec plaisir dans la presse de droite dure ainsi que dans les groupes de réflexion que l’on peut qualifier d’extrême-droite, ou tout du moins dont plusieurs membres de ce dit groupe sont des affiliés de l’extrême-droite. De fait, la plume de Basile de Koch est lisible depuis plusieurs années sur le site Causeur.fr d’Elisabeth Lévy ou sur le site support du magazine Valeurs Actuelles. Pour ce qui est de son activité réflexive, en 1985 on le retrouve notamment comme participant, sous son nom civil de Bruno Tellenne, à la rédaction du rapport La préférence nationale : réponse à l’immigration, rapport présidé par Jean-Yves Le Gallou – membre éminent du Front National – , pour le think tank le Club de l’Horloge.

S’intéresser à ce groupe peut permettre de mieux rendre compte des fréquentations historiennes de Basile de Koch. Il est possible de prendre comme point de départ la notice Wikipedia. On peut noter, du côté historien, la présence remarquée (et remarquable, quoique pas surprenante) des personnages bien connus comme proches de l’extrême-droite comme Bernard Lugan, Jacques Heers, François-Georges Dreyfus ou Jean Sévillia. La véracité de l’information est confirmée par une recherche méticuleuse sur le site du groupe. Bernard Lugan (dont le parcours extrême-droitier est lisible dans une contribution personnelle sur le site du CVUH) y apparait, outre pour des conférences, comme l’écrivain en 1995 et 2000 du texte lors de la remise du prix Lyssenko. Jacques Heers (proche de l’extrême-droite et des milieux catholiques traditionalistes) est orateur, en 2001, pour une conférence intitulée « Islam et Chrétienté : la course et la guerre ». Enfin, la présence de François-Georges Dreyfus (contributeur à la Nouvelle Revue d’Histoire de Dominique Venner, orateur sur Radio courtoisie et proche des milieux catholiques traditionalistes) est confirmée par une très grande série de conférences, dont on trouve certains textes sur le site du Club de l’Horloge, , ici ou encore là. Enfin, Jean Sévillia (personnage déjà très bien connu comme historien de garde – et accessoirement gratte-papier au Figaro Magazine et au Figaro Histoire – ) y va également de sa petite conférence en 2001, cette dernière étant intitulée « Cinquante ans de manipulation des esprits ». De même son livre paru à l’époque, Le terrorisme intellectuel : De 1945 à nos jours, a été très apprécié.

À la vue de cet aéropage extrême-droitier, une interrogation légitime pourrait naître autour de l’idée d’une possible influence de ces personnages, ou d’autres historiens gravitant autour du Club de l’Horloge, sur les écrits de Basile de Koch. Cela pourrait être une partie de cette « historiographie moderne » citée plus haut. En l’absence de preuves, je ne saurais être affirmatif, mais cela est hypothétiquement possible. Il n’en demeure pas moins que, éclairé de ces différents éléments, il est nécessaire de voir Basile de Koch comme un personnage très proche de l’extrême-droite, aujourd’hui comme hier.

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Photo de la page 25. Photo réalisée par l’auteur

Après l’auteur du texte, il nous semble fondamental, par égalité de traitement, d’en venir à l’auteur des dessins. Les iconographies de Luc Cornillon sont, dans l’ensemble, clairement positionnés sur un angle humoristique. L’illustrateur joue avec les anachronismes (par exemple une pancarte où est inscrite « Élu Capet 54% » pour l’élection de Hugues Capet en 987 page 23) ou le décalage (notamment page 49 avec l’illustration des fameuses « deux mamelles » d’Henri IV par les seins d’une femme à la poitrine généreuse) pour mieux faire rire. Seuls les dessins des pages 25 (représentant un croisé, durant l’attaque de Jérusalem en 1099, en train de tuer un musulman grâce à son épée, arme sur laquelle est embrochée une saucisse et un autre morceau de viande [du porc ?]) et 67 (Robespierre étant mis en scène sur une affiche comme réalisateur d’un film d’horreur nommé « Massacre à la guillotine » aux côtés d’autres publicités de ce genre cinématographique comme « Freddy IV » ou « Vendredi 13 ») pourraient émouvoir certains esprits, même si je suppose ici plus une licence artistique et humoristique (que l’on apprécie ce genre d’humour ou pas) qu’une réelle volonté de faire transparaître un message politique, même si l’hypothèse n’est pas à écarter complètement à priori.

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Photo de la page 67. Photo réalisée par l’auteur.

En effet, il est tout à fait plausible que le dessinateur ne fasse qu’illustrer le propos de Basile de Koch et donc que l’image ne soit qu’un démultiplicateur de force du texte et non un discours en soi-même. Ou en tout cas ce n’est plus ici, pour certains dessins, un discours en soi-même. De fait, on notera avec intérêt la présence, sur certaines images, de la signature « Luc Cornillon 96 », les autres étant paraphées « L.C. » ou « Luc Cornillon ». Ce chiffre est-il une indication de date (1996) ou une autre référence qui nous reste obscure ? Dans le premier cas, cela pourrait renforcer l’idée d’un remploi des dessins hors de leur contexte d’origine. De même, les signatures différentes amènent à penser à des moments de création différents et donc des remplois hors contexte originel. En outre, une investigation de sa relation avec Basile de Koch et plus généralement de son oeuvre n’apprend pas grand chose. En effet, le dessinateur et le penseur semblent collaborer au sein des éditions Jalons – ces dernières étant présidées par Basile de Koch – , mais il est impossible de dire s’il s’agit de relations d’auteur à éditeur ou quelque chose de plus poussé. Un fanblog rend compte d’une part importante de la production de Luc Cornillon et elle se démarque par une certaine consensualité, ou tout du moins par un éloignement avec les thématiques défendues par Basile de Koch, les dessins de Luc Cornillon s’adressant, notamment, à des magazines jeunesse comme Okapi.

Tout cela pour conclure que, dans l’état actuel de ma réflexion et de ma connaissance du personnage Luc Cornillon, je ne saurais dire s’il est nécessaire de comprendre ses dessins comme des discours graphiques à vocation politique ou simplement une innocente licence artistique et des parti pris de dessin et d’humour qui peuvent laisser froid certaines personnes.

Après avoir fait un tour le plus complet possible du profil des contributeurs à ce livre, il est temps de s’intéresser au contenu proprement dit sous la plume de Basile de Koch. Certaines critiques ne font l’objet que d’une ou deux phrases dans l’ouvrage. Elles sont placées là, pour ainsi dire, en passant. Le premier thème que l’on peut traiter est celui de l’immigration. Comme on peut s’y attendre, surtout en ayant en tête sa participation au rapport de 1985, Basile de Koch ne va pas considérer que l’immigration est une richesse ou un aléa des mobilités humaines. Dès la page 8 il explique :

Mai 52 : César a pris Orléans, puis Bourges. Vercingétorix décrète la levée en masse contre l’envahisseur venu du sud (déjà !).

Puis dans sa double page (p. 90-91) consacrée aux « jolies colonies de la France » (sur laquelle je reviendrais) on reste bouche bée devant ceci :

Brazza, Lyautey, Foucauld et le brave caporal Banania écrivent une saga exotique et tricolore qui prépare l’inconscient français de l’immigration.

Il est également réel que Basile de Koch fait, dans certains cas, de la question raciale un moteur des événements. On peut déduire cela de deux citations. La première (p. 4) dit :

Un beau matin de – 800, la touche finale est apportée par les Celtes, Indo-européens de qualité supérieure, qui chassent les Ligures dans les montagnes avec leurs armes en fer.

Plus loin, page 13, à propos des « invasions barbares », notamment de l’épisode des Huns d’Attila, Basile de Koch résume la chose ainsi :

Au début du Ve siècle, la Gaule est confrontée à un phénomène d’immigration très sauvage : les « grandes invasions ». Aux tribus germaniques succèdent les Huns. Avec eux, le seuil de tolérance est dépassé : la race blanche va s’unir pour arrêter ces Mongoliens aux Champs catalauniques en 451. Le péril jaune est repoussé d’une bonne quinzaine de siècles.

Dans la première phrase, c’est, en partie, parce que les Celtes sont racialement supérieurs qu’ils dominent les Ligures. Dans la seconde, la différence raciale et la menace contre la « race blanche » expliqueraient le rapprochement entre le pouvoir romain et les peuples germaniques. In fine, il pourrait être facilement fait un rapprochement entre cette morgue contre le phénomène migratoire et des préjugés racistes. Toutefois, nous ne saurions franchir ce pas. Ou alors ce serait se moquer éperdument de ce que l’auteur écrit (p. 5) :

Les premiers Français arrivent vers – 1 000 000 d’Afrique noire, et plus tard d’Asie ou du Maghreb, ce qui démontre la bêtise du racisme.

Ou alors tout ceci n’est que supercherie, l’auteur prenant soin de cacher, au moins un peu, ses idées sur la question. Chacun se fera son propre jugement de cette question. Personnellement il m’est quand même permis de douter puisque Basile de Koch se plait à jouer sur les stéréotypes et clichés raciaux. J’en veux pour preuve un extrait de la page 90 :

En ce temps, l’immigration se fait dans le sens nord-sud et nos soldats, missionnaires et explorateurs matent avec brio les Arabes fiers et cruels, les Nègres naïfs et musculeux, et les Jaunes sournois mais tenaces.

Photo de la page 91. Photo réalisée par l'auteur.
Photo de la page 91. Photo réalisée par l’auteur.

De manière générale, à propos de la colonisation, Basile de Koch fait étalage d’une vision globalement positive. Outre un dessin qui en dit long, l’ouvrage recèle des phrases savoureuses. Par exemple :

La France civilisatrice est capable de massacre comme les Américains, mais elle sait aussi se montrer généreuse, apprenant aux indigènes l’hygiène, l’histoire de France et le « Notre Père ».

Ou encore

Dans ses colonies, la France met en valeur des territoires mal entretenus par des potentats cruels, arriérés et souvent fourbes. Partout, les moustaches françaises font reculer l’esclavage et la maladie.

On retrouve ici très clairement l’argumentaire colonialiste de la fin du XIXe siècle. Par ailleurs, une phrase ambiguë (p. 111) pourrait amener à penser que la principale raison de la fin de la colonisation française en Afrique est une certaine « mauvaise volonté » des populations locales :

Dans les années 50, l’Algérie compte une proportion importante de Maghrébins qui, dans leur grande majorité, refusent de s’intégrer à l’Algérie française et développent même un sentiment de rejet vis-à-vis des immigrés français et européens, pourtant chaleureux et travailleurs.

En ce qui concerne la démocratie, l’auteur a un rapport relativement ambivalent. En effet, si, p.26, Louis IX est un roi avisé car :

Il reçoit chez lui les SDF médiévaux, invente le procès en plein air et y défend souvent les pauvres, en évitant cependant l’écueil de la démagogie démocratique

que , p. 28, Philippe le Bel est loué car il :

sera aussi – mais sans penser à mal – pionnier de la démocratie avec l’institution des États généraux

ce qui semble plutôt une bonne chose sous la plume de l’auteur, les pages suivantes mettent en lumière que pour Basile de Koch la démocratie est nécessairement synonyme de démagogie ou d’égalitarisme, à lire comme quelque chose d’infamant. De fait, le pouvoir du peuple est vu comme une « chienlit » (p. 52-53) ou une « incorrection » (p. 52) envers le roi, dans cette page Louis XIV à propos de la Fronde. À l’époque des Lumières, l’Encyclopédie de Diderot est vue (p. 60) comme :

manifeste de l’idéologie optimiste et rationaliste qui donnera au monde la démocratie libérale, le communisme et Bernard-Henri Lévy.

Du fait de la critique féroce de Basile de Koch sur la pensée politique « de gauche », voir infra, le placement de la démocratie sur le même plan que le communisme ne saurait être vu que comme une injure. En avançant encore un peu dans le livre, pour ce qui est de la Révolution française et de Louis XVI il est donné à lire d’autres lignes saisissantes comme celles-ci (p. 62) :

Très vite, la machine s’emballe et le roi (qui a encore de bons sondages à l’époque) est impuissant à enrayer les flots de démagogie égalitaire d’une assemblée prête aux promesses les plus insensées.

Et celles-là (p. 63) :

Confronté au développement de la crise économique, de la bourgeoisie et de l’idée démocratique, il ne pourra résoudre aucun de ces maux.

En outre, pour Basile de Koch la démocratie est un mode de gouvernement qu’il est nécessairement d’utiliser avec parcimonie. Pour preuve cette phrase (p. 76) :

Pour le reste Louis XVIII gère la situation en père tranquille, avec sa Charte un peu démocratique mais pas trop

Enfin, pour l’époque de Louis-Philippe (p. 78), on notera avec intérêt la saillie :

Le droit de vote est même donné à 170.000 Français (contre 90.000 sous Charles X), ce qui frise la démagogie populiste

Puisque comme on l’a vu dans l’esprit de Basile de Koch la démocratie libérale est accolée au communisme, voilà une transition toute trouvée pour s’intéresser à la vision de la « gauche » dans le manuel kochien. Autant le dire tout de suite, concernant l’univers politique de ce qu’on appelle traditionnellement « la gauche » et ses acteurs ou représentants, Basile de Koch ne mâche pas ses mots et parle « cru et dru ». Les citations sont nombreuses, notamment à partir de l’époque moderne. Pour ne pas être accusé de faire des coupes sombres et de choisir des citations percutantes ou ambiguës, je serais exhaustif, quitte à être un peu rébarbatif. La charge commence page 60 avec plusieurs tirs de haute volée, notamment :

Diderot qui, avec son équipe de chercheurs socialistes », rédige de 1751 à 1772 l’Encyclopédie manifeste de l’idéologie optimiste et rationaliste qui donnera au monde la démocratie libérale, le communisme et Bernard-Henri Lévy.

Voltaire est surtout le premier intellectuel de gauche, dans la mesure où il est très à l’aise dans la haute société qu’il dénonce. Esprit universel, il est aussi l’ancêtre du fascisme avec ses considérations sur les juifs et les Noirs.

À la page suivante l’époque est mise en avant comme le :

triomphe des intellectuels de gauche ; parasites talentueux de la société d’Ancien Régime

Après une éclipse de plusieurs décennies, la critique féroce du socialisme est de retour avec (p. 78) :

À part ça, deux épidémies font rage : le choléra en 1832, et le socialisme pendant tout le règne.

À la page suivante on peut noter une certaine hostilité par une association de phénomènes à travers cette phrase :

Le capitalisme s’est développé, avec ses trains, ses pauvres exploités et ses socialistes.

L’époque du Second Empire est également le prétexte à une critique acerbe et ce à travers les aménagements parisiens du baron Haussmann. De fait l’œuvre de ce dernier est louée (p. 82) car elle :

aère Paris en rasant des quartiers entiers de taudis sordides et socialistes […].

Enfin, l’auteur ne peut s’empêcher, autour de la guerre d’Algérie, d’imputer une nouvelle fois une faute à la gauche – cette fois-ci non française – dans le déclenchement du conflit (p. 110) :

Le 1er novembre 1954, une poignée d’Arabes socialistes – on dit à l’époque des « salopards » – déclenche la guerre d’Algérie.

In fine l’ambition première de Basile de Koch est de démontrer qu’être « de gauche » c’est aussi méprisable et répréhensible idéologiquement et moralement (dans le cadre du « politiquement correct ») qu’être « de droite ». L’élément le plus représentatif de cette idée est un nouvel extrait de la page 90 :

À ce propos, on notera que la droite nationaliste est anticolonialiste ; le colonialisme est alors l’idée et l’oeuvre de la gauche au pouvoir. Un des théoriciens de cet impérialisme progressiste, Jules Ferry parle d’ailleurs du « devoir d’assistance des races supérieures aux races inférieures ». La gauche de l’époque est raciste, ce qui peut favoriser l’union nationale avec la droite.

Si on part du principe que pour Basile de Koch la Révolution, et notamment la période de la Terreur, est un événement nécessairement à relier à la partie gauche de l’échiquier politique, actuel ou d’époque, alors on peut tirer argument d’un nouvel extrait. En effet, à la page 66 l’auteur écrit :

1793 est pour les Français une « annus horribilis » : guerre à toutes les frontières, guerre civile contre la Vendée rebelle. Là encore, la Révolution innove en menant une politique volontariste de génocide idéologique.

Avant de conclure cet article, il me paraît nécessaire de rendre compte de deux autres tendances idéologiquement lourdes de Basile de Koch : sa rancoeur contre les autres religions monothéistes que le catholicisme ainsi qu’une dépréciation assez marquée pour l’homosexualité. Si la religion du Prophète est assez peu touchée (la seule mention concerne la bataille de 732 durant laquelle Charles Martel « sauve momentanément le pays du péril islamiste », p. 17), le protestantisme est pris à partie plusieurs fois. Par exemple page 49 Basile de Koch y fait deux fois référence. Tout d’abord en commentaire du dessin de Luc Cornillon (« Le roi, naturellement bon, fut rendu encore meilleur par son ministre l’excellent (quoique protestant) Sully. ») puis dans le résumé du chapitre (« Malgré le double handicap de la naissance protestante et de l’accent rocailleux, Henry de Navarre réussit à gagner le coeur des Français […]. »).

Pour ce qui est de l’homosexualité, il semblerait que cela constitue quelque chose à nécessairement éviter. De fait la première occurrence de cette thématique apparaît dans le chapitre consacré à Louis IX (p. 26-27). On y lit :

Durablement marqué par cette mère exemplaire [Blanche de Castille nda], Louis ne sombrera pas pour autant dans l’inversion et la sodomie, sévèrement condamnées par cette Eglise dont il se veut le premier serviteur.

Après une éclipse de plusieurs pages, l’homosexualité revient, sans trop de surprise, dans le débat autour d’Henri III. Page 46 Basile de Koch affirme :

À part ça, Henri III est très raffiné et sensible. A-t-il eu pour autant des penchants homosexuels ? Il semble bien que cette imputation infamante ait été propagée par les Guise, ses grands ennemis ultra-cathos, sur la seule base d’un entourage masculin, élégant et sophistiqué.

De façon plus surprenante Basile de Koch gratifie son lecteur de deux autres citations et ce à propos de Louis XIII et au cours de l’époque de Louis XIV. De fait, page 50 on trouve la phrase suivante :

Malheureusement, il [Louis XIII nda] restera marqué par ces épreuves et à moitié homosexuel.

Enfin, page 56 il ressort d’une saillie que l’homosexualité est quasiment un « troisième sexe », différent du sexe masculin ou féminin. En effet, selon l’auteur

Grâce au prodigieux binôme Molière-Lully se développe une industrie du spectacle baroque – avec le roi comme danseur étoile – qui, trois cent ans plus tard, continue de toucher hommes, femmes et homosexuels.

Pour conclure, son identification comme un nouvel avatar des « historiens de garde » peut se faire grâce à l’épilogue de l’ouvrage. Pour être juste citons tout d’abord Basile de Koch : « … Et nous voici arrivés au terme – provisoire – de notre histoire, la plus belle des histoires : l’Histoire de France. […] De Vercingétorix à Jacques Chirac, regardons-les défiler, les personnages de notre saga plurimillénaire. Regardons-les remonter ensemble la plus belle des avenues, ces Champs-Elysées dont les anciens Grecs faisaient déjà un paradis2. Mais la France n’est-elle pas tout entière un paradis, grâce bien sûr aux institutions de la Ve République, mais aussi au sacrifice des héros et martyrs dont nous venons de lire l’histoire, notre Histoire ! ». Tout ceux qui ont suivi la polémique autour des écrits de Lorant Deutsch ont en mémoire cette phrase de l’acteur-écrivain prononcée lors d’une interview sur Europe 1 :

« L’Histoire de France est la plus belle des histoires »

qu’il répète à l’envie lors de son passage au talk-show On n’est pas couché en octobre dernier :

Ce livre [Hexagone nda], c’est un voyage sur cette histoire. C’est la plus belle des histoires, c’est la nôtre, qu’on soit ici depuis toujours ou depuis deux secondes !

De même on s’étonnera, seulement à moitié, du partage de point de vue sur un événement bien particulier : la bataille de Poitiers en 732. Voilà comment Lorant Deutsch interprète cet événement dans Hexagone (p. 232) :

Je le sais bien, la bataille de Poitiers, le Croissant contre la Croix, l’union sacrée des chrétiens et des païens contre l’envahisseur musulman dérangent le politiquement correct. On voudrait une lutte moins frontale, davantage de rondeurs, un christianisme plus mesuré, un islam plus modéré… Alors pour nier ce choc des civilisations, certains historiens ont limité la portée de la bataille remportée par Charles Martel. Mais non, disent-ils, on ne peut pas parler d’une invasion, ce fut à peine une incursion, une razzia destinée à dérober quelques bijoux et à enlever les plus girondes des Aquitaines.

La citation de Basile de Koch (p. 16) est infiniment plus courte, mais tout aussi sans appel et percutante :

Le maire le plus fameux demeure Charles Martel qui, en 732, repousse à Poitiers des envahisseurs arabes (rayé et remplacé par « guerriers venus du Sud). Le choc des cultures est déjà violent !

Dans les deux textes une référence implicite au « choc des civilisations » cher à Samuel Huntington.

In fine en forçant un peu le trait il serait possible de rapprocher les deux membres de la « société du spectacle ». Toutefois, je ne pense pas qu’il faille placer Basile de Koch comme « maître à penser » ou « inspiration » de l’auteur de Métronome et Hexagone (même si le penseur apprécie le travail du comédien, se connaissent-t-ils personnellement ?) puisque l’idée de l’histoire de France comme la plus belle des histoires fait largement florès dans le milieu de l’histoire réactionnaire, comme par exemple – dans une autre formulation – chez Franck Ferrand ou Stéphane Bern. Basile de Koch serait-il l’avant-garde des historiens de garde ? La date de parution de l’ouvrage, 2004, tend à accréditer l’hypothèse, mais, là aussi, c’est une question à laquelle je me garderais de répondre autrement que par un laconique « c’est possible/c’est plausible ». Il n’en demeure pas moins que la date de l’ouvrage pose la question du point de départ du phénomène des historiens de garde. Quand et comment les théories historiques de la droite et l’extrême-droite ont su se frayer un chemin en se montrant sous les atours du décalé, du « fun » ? Malgré les très nombreuses qualités qu’il recèle, l’ouvrage de William Blanc, Christophe Naudin et Aurore Chéry ne répond pas, je crois, à cette interrogation. Cela me semble une thématique intéressante à explorer et surtout un travail nécessaire. En effet, à mon avis cela va de paire avec l’objectif de popularisation d’une histoire scientifique de qualité. L’idée est de décortiquer les réseaux d’influence qui permettent la diffusion de ce phénomène, de comprendre les raisons d’un tel succès et in fine de savoir adapter l’offre historique « grand public » à la nouvelle demande, le tout sans y perdre son âme. « Vaste programme », comme aurait dit le général de Gaulle.

Michel Deniau

  1. Les passages en gras sont de notre fait.
  2. On remarque là un clin d’oeil au film de Sacha Guitry, Remontons les Champs-Élysées (1938), premier grand film historique de Guitry, premier essai de ce réalisateur de transposer une histoire de France mythifié à l’écran. Pour plus de détails sur les liens entre Sacha Guitry et le roman national, voir Les Historiens de garde, chapitre V et cet article sur le blog Fovéa d’Adrien Genoudet : Sacha Guitry ou l’histoire aveugle, ndlr.