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Les Historiens de Garde – nouvelle édition de poche

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Trois ans après sa sortie, une nouvelle édition augmentée d’une postface inédite des Historiens de garde, de Lorànt Deutsch à Patrick Buisson, la résurgence du roman national,  paraît grâce aux soins des éditions Libertalia. Un livre toujours d’actualité, en ce début de 2016 qui marque encore une fois une offensive des tenants d’un récit identitaire du passé.
Les Historiens de Garde
William Blanc, Aurore Chéry, Christophe Naudin,
Préface de Nicolas Offenstadt
Editions Libertalia, 10 euros.

Le retour de l’histoire patriotique

ENTRE MYTHE IDENTITAIRE ET PRIVATISATION1

L’Histoire n’a pas attendu la fin du XIXe siècle en France pour devenir un instrument du patriotisme et du nationalisme. Dès les premiers balbutiements des sciences historiques, sous la Restauration, les historiens tentent de donner à la nation, concept nouveau apparu au cours du XVIIIe siècle, des racines anciennes. C’est après la défaite de 1870, l’avènement de la Troisième République et la mise en place de l’école obligatoire en 1882 que la fonction patriotique de l’Histoire va se cristalliser. Il s’agit à la fois de créer chez les jeunes élèves un sentiment d’appartenance fort à travers un passé commun et héroïque, mettant en avant des grandes figures de souverains et de chefs (Vercingétorix, Clovis, Jeanne d’Arc), et d’appuyer le nouveau régime. Ce type de récit va s’incarner notamment dans des ouvrages phares comme le manuel de cours élémentaire d’Ernest Lavisse (appelé communément le « Petit Lavisse », notamment dans son édition finale de 1913) qui sera lu par plusieurs générations d’écoliers et va constituer l’une des bases de ce que les historiens appellent aujourd’hui le roman national.

Face au récit républicain, l’Action française, organisation monarchiste et antisémite très influente, va faire de l’Histoire un de ses instruments de combat politique afin de glorifier l’action de la monarchie française et de diffuser une image noire de la Révolution française. Ses troupes iront perturber un cours à la Sorbonne (« l’affaire Thalamas » en 1908) alors que ses membres les plus en vue (Charles Maurras notamment) organiseront une véritable contre-université, l’Institut d’Action française, fondé en 1906. Mais c’est à travers ses publications à destination du grand public que l’AF va diffuser son propre récit historique avec des succès comme l’Histoire de France de Jacques Bainville (1924), rapidement vendu à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires et rapidement adapté en version pour les enfants, illustrée par Job (1928). La place est d’autant plus facile à prendre qu’au même moment, les historiens professionnels abandonnent peu à peu le terrain de la vulgarisation. Ce repli sur soi n’est pas que négatif. Il avait tout d’abord pour but de ne plus soumettre les travaux historiques à la nécessité de créer un sentiment patriotique. De cette période de retrait va sortir l’école des Annales de Lucien Febvre et de Marc Bloch, qui, en ouvrant le champ des recherches vers les questions économiques et sociales, puis culturelles, va détacher peu à peu l’histoire du seul objet national.

Cette histoire va triompher dans les années 60 et surtout 70 avec la Nouvelle histoire et d’immenses succès de librairie. Au même moment, l’école – notamment élémentaire – s’ouvre à une histoire plurielle alors qu’à la télévision triomphent de grandes séries de vulgarisation de qualité, comme Le Temps des cathédrales, dirigée par Georges Duby (1980). L’historiographie héritée de l’Action française se fait bien plus discrète, à part quelques figures comme Pierre Gaxotte, et reste confinée à des niches, notamment les biographies, en grandes parties abandonnées par les Annales plus préoccupées par les structures sociales.

Le premier recul s’opère dans les années 80, suite à l’instauration des nouveaux programmes Chevènement qui marquent le retour en force du roman national à l’école primaire qui peinait déjà à s’en défaire. Mais c’est sans doute à partir du milieu des années 2000 que s’opère un retournement certain. Le contexte a changé. L’Histoire s’est ouverte à de nouvelles questions, comme le genre, les réflexions post-coloniales, mais aussi l’histoire globale et connectée, qui se proposent de décentrer le regard. Les mémoires de la Shoah, puis des colonisations, des marges où elles étaient confinées, prennent une place centrale dans le débat public à travers de grands procès comme ceux de Maurice Papon et le vote de lois mémorielles, comme la loi Gayssot condamnant le négationnisme (1990) ou la loi Taubira de 2001 reconnaissant l’esclavage comme crime contre l’humanité. Le discours de Jacques Chirac reconnaissant la responsabilité de l’État français dans la Shoah (1995) marque aussi une étape importante dans la déconstruction d’une histoire héroïque de la France, notamment à droite où il est, encore aujourd’hui, objet de critiques.

La réplique ne tardera pas à venir. Elle sera menée sur trois fronts. Le premier sera législatif, avec la tentative avortée de reconnaître le rôle « positif » de la colonisation française dans le cadre de la loi du 23 février 2005.

La seconde sera scolaire, avec la critique, à partir de 2010, des nouveaux programmes visant à initier les élèves à l’histoire africaine ou asiatique. Cette polémique ne fait que reprendre la rhétorique d’une autre controverse qui avait été lancée dans les colonnes du Figaro en 1979 et qui avait amené la mise en place des programmes Chevènement. Notons simplement qu’en 2010, l’attaque n’est plus portée par des figures médiatiques comme Alain Decaux, mais par des individus masquant mal leurs sympathies pour la droite extrême, comme Dimitri Casali, ancien professeur qui aujourd’hui laisse traîner sa plume sur le site Boulevard Voltaire, dirigé par l’ancien journaliste proche du FN Robert Ménard. Malgré un grand succès médiatique, la polémique ne rencontre que peu d’écho positif dans le monde de l’école. Reste à voir ce que donnera la prochaine refonte des programmes…
La critique des lois mémorielle et la polémique sur l’histoire scolaire vont nourrir la production d’une nouvelle forme de récit historique visant à redonner au grand public le goût du roman national. Fier d’être français (2006) et surtout L’âme de la France (2007), ouvrages tous deux signés par Max Gallo (jadis proche de Jean-Pierre Chevènement), marque sans doute le renouveau d’une production de livres où l’histoire, qui se veut analyse des sociétés passées, fait place au mythe identitaire.

Écrit dans le contexte de la campagne présidentielle de 2007, L’âme de la France annonce le discours historique qui sera développé par Nicolas Sarkozy tout au long de son quinquennat : refus de la « repentance » et retour à un récit glorieux, dans lequel le passé n’est vu qu’à travers les exploits (ou les travers) des grands hommes (les femmes étant souvent réduites à un rôle de figuration). Mais derrière le rejet de la « repentance », se cache – mal – le refus d’accepter une histoire multiple et sérieuse du fait colonial. Quant au retour du roman national sous prétexte d’unifier des Français divisés, il est surtout l’occasion du retour et du maintien d’une mémoire et d’une identité catholique et réactionnaire rejetant comme nul et non avenu tout point de vue différent. Comme l’explique lui-même Max Gallo le 14 juillet 2011 à l’hebdomadaire Le Point : « La foi catholique est l’âme de la France ».

Profitant de la conjoncture favorable des années Sarkozy, plusieurs figures, que nous avons regroupées sous le terme « historiens de garde », vont emboîter le pas à Max Gallo et occuper avec succès un espace médiatique dans lequel les historiens professionnels, (représentant pourtant le service public de l’Histoire et rémunérés par les impôts des citoyens) ont de moins en moins la parole. Premiers de ces historiens de garde, Franck Ferrand, Stéphane Bern et Lorànt Deutsch publieront avec succès des récits historiques grand-public avant de se voir confier des émissions sur les chaînes du service public.

Leur discours, à quelques nuances près, se recoupe et se résume en plusieurs points.
Tout d’abord brouiller les cartes entre fictions et science, entre récit identitaire et histoire critique. Ainsi, Lorànt Deutsch se fera une spécialité de désigner ses productions, en fonction des médias, soit comme un roman historique, soit comme un récit authentique, bien que ses ouvrages soient remplis d’inventions pures et simples. Philippe de Villiers, dernier venu parmi les historiens de garde, explique pour sa dernière biographie de Louis IX que : « Le roman de saint Louis n’est pas un roman, c’est la vie de saint Louis qui est un roman. » Pour augmenter la confusion, beaucoup n’hésitent pas à se réclamer d’historiens célèbres comme Marc Bloch, résistant fusillé en 1944, tout en affichant leur filiation avec Jacques Bainville. Cette mise en parallèle de deux manières de penser radicalement opposées, l’histoire scientifique et ouverte de l’école des Annales d’une part, et la mythologie royaliste de l’Action française d’autre part, participe ainsi à la réhabilitation de cette dernière. Ainsi, jusqu’alors confinés depuis nombre de décennies à des éditions confidentielles, les travaux de Jacques Bainville sont, depuis le quinquennat Sarkozy, réédités par des maisons d’édition grand public (Perrin par exemple), rééditions qui omettent le plus souvent de préciser le passé antisémite du journaliste.

À la confusion s’ajoute l’appropriation, par les historiens de garde, de techniques spectaculaires héritées de la publicité et du marketing. Philippe de Villiers a sans doute été un des pionniers du genre, en lançant en 1978 la cinéscénie du Puy du Fou, parc à thème qui lui permet de développer un discours anti-révolutionnaire en usant des souffrances mémorielles réelles des Vendéens. Lorànt Deutsch est aussi un excellent exemple de l’usage d’un packaging attirant (l’image même du comédien) faisant office d’argument de vente afin de diffuser plus aisément une vision de l’histoire rétrograde. Cette méthode convient parfaitement aux médias dominants, convertis aux méthodes du storytelling, qui, plutôt que d’expliquer le fond du problème, proposent, entre deux plages publicitaires, un récit simpliste opposant la figure sympathique de l’acteur, grand enfant émerveillé (lui-même se présente comme un « Peter Pan »), à une horde d’historiens grincheux et militants. Le discours, quant à lui, largement annoncé par Max Gallo dès 2006, se résume à quelques idées-forces nuancées en fonction des auteurs :

La France serait ainsi une nation dont l’identité est ancienne et daterait soit des Gaulois, soit du règne de Clovis. Elle aurait été bâtie par nombres de générations de grands hommes, notamment des rois, dont nous serions les héritiers. Cette histoire est marquée par deux catastrophes. La première aurait été la Révolution française qui aurait, comme l’explique Lorànt Deutsch « coupé la tête à nos racines ». La seconde serait la « crise identitaire » que nous serions, d’après Stéphane Bern, en train de vivre aujourd’hui, suite à l’arrivée massive de population non européenne (et non catholique). On retrouve là le discours de Nicolas Sarkozy liant immigration et identité nationale et voulant renforcer la cohésion du pays à grand coup de commémorations vides de sens.

Mais la conjoncture politique favorable n’explique pas à elle seule le succès des historiens de garde. Il réponde effet à une demande sociale forte dans un pays dont le visage a été profondément modifié en moins d’un siècle, et qui a vu la disparition des anciennes structures de solidarité rurales et de celles, bien plus récentes, du monde industriel. Tant de bouleversements, auxquels on pourrait ajouter la sécularisation de la société, induisent des réflexes de repli et des craintes qui, suffisamment entretenues, constituent autant de marchés juteux. Car il est plus facile de bercer le grand public d’illusions sur des temps jadis grandioses et une France éternelle que de lui proposer des outils pour comprendre le passé et permettre une mise à distance critique avec le présent. Tout comme il est plus facile de faire du profit en vendant de l’image d’Épinal, de privatiser, en quelque sorte, le discours sur le passé, que d’investir des services publics de recherches historiques.

Il peut sembler simpliste d’opposer ainsi un récit identitaire privatisé à une histoire scientifique publique, d’autant que nombre d’amateurs font de la recherche de qualité, et alors que certains universitaires donnent parfois, par facilité, dans le mythe national. Mais à côté de ces derniers, combien de leurs collègues, bien plus nombreux, se proposent d’offrir au grand public une vulgarisation de qualité, notamment sur internet où nombre d’articles scientifiques sont directement accessibles en ligne ? Jusqu’à quand cela sera-t-il possible, alors que les crédits alloués à la recherche et à l’université publique, notamment dans les sciences humaines, sont drastiquement réduits ? Il est urgent que les historiens, conscients de leur rôle social, multiplient les initiatives en direction du grand public et montrent que leur métier est essentiel à toute réflexion démocratique.

William Blanc et Christophe Naudin,
Coauteurs, avec Aurore Chéry, du livre Les Historiens de garde, Inculte, 2013.

  1. Texte initialement paru dans Hors Série de mars-avril 2014 du Monde Libertaire sur le thème : « Le vacarme des pantoufles. Les nationalismes fanfaronnent ».

Basile de Koch, l’avant-garde des historiens de garde ?

En ce début d’année 2014, notre site se propose d’accueillir un article d’un jeune historien, Michel Deniau, qui nous propose de découvrir un travail annonçant celui des Historiens de garde : L’Histoire de France de Cro-Magnon à Jacques Chirac. Si une bonne partie du discours de Max Gallo, Dimitri Casali, Lorànt Deutsch et Franck Ferrand est en germe dans ce livre, il est intéressant de noter qu’au moment de sa sortie, en 2004, il n’a eu qu’une diffusion limitée et que son auteur devait masquer ses outrances sous le couvert de l’humour. Aujourd’hui, le roman national se pare de sérieux ; ce sont des figures plus médiatiques, et, parfois, plus crédibles, qui assurent sa promotion auprès d’un public beaucoup plus large. Il n’en reste pas moins, le livre de Basile de Koch permet d’entrevoir les fondements politiques du discours des historiens de garde1.

07/07/2009. Basile Le Kock.
Bruno Tellenne, alias Basile de Koch, en 2009

Rentrer chez ses parents pour Noël cela a parfois du bon, et ce pas que pour retrouver des visages familiers. À travers cet article, ce blog va, en effet, se nourrir d’une découverte faite dans la vieille commode de ma chambre d’adolescent. Il s’agit d’un ouvrage, Histoire de France de Cro-Magnon à Jacques Chirac, écrit par Basile de Koch et illustré par Luc Cornillon. Dans mes souvenirs, à l’époque, il y a un peu moins de dix ans (le livre datant de 2004), je m’étais amusé de la drôlerie du propos, surtout que j’avais entendu parler de Basile de Koch comme quelqu’un appartenant à l’univers de l’humour, ou tout du moins du non-sérieux, et avait pris un certain plaisir à la lecture, même si on ne peut pas dire qu’elle m’ait marquée. Dorénavant, échaudé par le combat critique contre Lorant Deutsch et les historiens de garde en général, ainsi que nourri de distanciation critique par plusieurs années d’études et de réflexion autour de l’histoire, j’ai pris l’occasion de cette redécouverte pour relire le livre de façon critique. Le moins que je puisse conclure de cette expérience est qu’elle ne m’a pas déçue ! D’un souvenir d’écrivain non-sérieux, je me vois désormais confronté à l’appréciation d’un fatras plutôt réactionnaire, le tout couvert sous le prisme de l’humour.

Je sais ce que beaucoup de gens vont dire « C’est un satyriste, quel mal peut-il y avoir à ce qu’il parle d’histoire de façon décalée et drôle ? ». Certes, tout le monde peut écrire de l’histoire, et j’encourage chacun à le faire à travers une méthodologie rigoureuse et sans à priori, et à fortiori sur l’histoire de France. En outre, je n’ai aucune objection personnelle contre la personne de Basile de Koch et donc contre le fait qu’il vienne s’intéresser à l’histoire, tant que le parti pris en est clair, œuvre de « vulgarisation » historique ferme sur le fond mais fantasque dans la forme, d’écriture par exemple, ou absolument fantasque dans les deux. Or, la quatrième de couverture explique que

Après le succès de ses parodies de presse […], Basile de Koch […] signe ici un vrai-faux « manuel d’histoire à l’usage des cours élémentaires » qui, compte tenu de la baisse générale du niveau, sera lu avec profit par les anciens de élèves de l’ENA.

En outre, dans son avant-propos (p. 3), Basile de Koch affirme tout à fait sérieusement que

Le lecteur de ce manuel, conçu à l’ancienne, mais revu à la lumière de l’historiographie moderne, trouvera en regard de chaque leçon une magnifique gravure tout en couleurs.

Un peu plus loin dans la même page, le lecteur est gratifié d’un vibrant appel :

Avec ce manuel, laissez donc les cadavres les plus prestigieux de notre Histoire s’asseoir à votre table, et ressusciter.

Outre le fait que l’on s’étrangle en le voyant convoquer « l’historiographie moderne » pour appuyer ses dires, ces deux citations permettent de mettre en avant que l’ouvrage se veut sérieux sur le fond tout autant que fantasque sur la forme. Enfin, la vocation sérieuse est également appuyée par un dernier extrait de l’avant-propos.

Le lecteur, précisément, quel est-il ? Disons-le tout net : pas un adolescent ou un collégien d’aujourd’hui. Entre techno, rap, web et mangas, nos jeunes ont su développer une culture profondément originale, novatrice, en phase avec l’époque et qui se suffit à elle-même. Non, le présent ouvrage s’adresse plutôt à nos élites – artistes, stylistes, journalistes, comiques, intellectuels – dont l’éminente position sociale n’a d’égale que leur bien excusable inculture générale.

Il y aurait donc les jeunes qui auraient tout compris et l’élite (nécessairement vieille ?) qui vivrait couper du monde et qui plus est de la vérité historique. Chacun appréciera à sa juste valeur l’anti-intellectualisme ainsi que le caractère « anti-élite » du discours. Ce cheval de bataille sera d’ailleurs repris au détour d’une phrase page 40 :

En outre, Marignan-1515 inaugure l’histoire chronologique, qui ne sera remise en cause que vers la fin du XXe siècle par des enseignants crypto-marxistes.

Basile de Koch Histoire de FrancePour résumer, son opuscule a quelques aspects trop sérieux pour être considéré uniquement comme de la drôlerie et parfois pas assez décalé et fantasque pour se voir décerner le titre de bande dessinée à base historique et donc être traitée à travers le prisme interprétatif de la fiction, ou tout du moins de l’œuvre non scientifique.

Le brouillard du « vrai-faux manuel d’histoire à l’usage des cours élémentaires » permet, sous une couverture humoristique et satyrique, de faire passer, comme nous le verrons, des pensées idéologiquement orientées ou historiographiquement connotées. Le but de cet article ne va pas être de décortiquer et remettre en perspective les anachronismes de l’auteur puisqu’ils sont légions, qu’ils sont plutôt facilement visibles pour le quidam et que, au final, ce ne sont pas ces phrases qui révèlent le plus la psyché profonde de l’auteur. De fait, l’ensemble de ces anachronismes et/ou erreurs factuelles tendent à donner du poids ou accréditer différents thèmes de prédilection de l’auteur que sont la critique du protestantisme, de la démocratie et de tout ce qui être plus ou moins relié à la gauche dans ses nombreuses composantes (socialisme, communisme etc…). On notera également avec intérêt les différentes petites saillies sur l’immigration, la colonisation française en Afrique ou le génocide vendéen.

Historiographiquement, les points les plus dérangeants tournent autour d’une image très astérixienne des Gaulois (p.6 « Cette stratification correspond parfaitement à la mentalité belliqueuse de ce peuple spontané, grand, blond (ou teint en roux), rieur, courageux mais cyclothymique. […] Les artisans gaulois, bien que grossiers et bon vivants, savent traiter tous les métaux et livrent des bijoux, casques, cuirasses, épées et même des charrues très réussis. ») ou la diffusion de l’image chimérique d’une France entièrement résistante au moment de la Libération (p. 108, dans un chapitre intitulé « 50 millions de résistants » : À l’été 1944, la France entière se soulève contre l’occupant nazi, qui ne doit son salut qu’à une prompte fuite »).

Toutefois, avant de nous intéresser au contenu le plus idéologiquement orienté et de faire le catalogue des extraits témoignant de la résurgence de l’inconscient politique de Basile de Koch dans ce livre, attardons nous un peu sur la composition de l’ouvrage ainsi que sur la personnalité et le positionnement politique de l’auteur, ces éléments pouvant être d’un précieux soutien pour comprendre certaines phrases ou formulations ambigües.

En ce qui concerne la forme, Histoire de France de Cro-Magnon à Jacques Chirac, sous titré « Cours élémentaire », se présente sous la forme d’une succession de doubles pages composées d’un court texte, écrit par Basile de Koch, en page gauche, sur un thème annoncé par un titre qui donne le ton. Pour l’exemple, on peut prendre le cas de la page 20 : « La société féodale : décentralisation et aménagement du territoire ». Sur la page de droite, la majeure partie de l’espace est occupé par l’illustration de Luc Cornillon. Chaque dessin se voit coiffé d’un titre dont on ne sait s’il est l’œuvre de Basile de Koch ou de Luc Cornillon. Il demeure malgré tout que certains titres interpellent, notamment « Dès août 44, les résistants parisiens s’adjoignent de précieux collaborateurs » (p. 109) ou « Une politique étrangère résolument tiers-mondiste » (p. 91), à propos de la colonisation française en Afrique. Les dessins se voient agrémentés d’une petite phrase d’accompagnement. Enfin, un petit résumé de la page gauche, dans un petit encadré rectangulaire dans la partie inférieure de la page droite, conclut l’agencement graphique de l’ensemble.

Tout cela n’est pas sans rappeler des choses à toutes les personnes qui se sont, un jour, intéresser à l’histoire de l’enseignement de l’histoire en France ou à tous les amateurs des manuels anciens. En effet, cet intitulé de « Cours élémentaire » se retrouve sur de nombreux ouvrages de la première moitié du XXe siècle. De même, et probablement plus indicatif, avec la composition graphique de l’ensemble. Le plus célèbre de ces manuels anciens est sans nul doute L’Histoire de France d’Ernest Lavisse (1913), mais on peut également voir de beaux spécimens dans le Bernard et Redon, Notre premier livre d’histoire (1950), le Ozouf et Leterrier, Belles histoires de France (1951) et le Bonne, Grandes Figures et Grands Faits de l’Histoire de France (1938). Par conséquent, rien que par son iconographie le livre de Basile de Koch véhicule une image volontairement passéiste et nostalgique d’un enseignement de l’histoire, à fortiori de l’histoire de France. Voilà ce qui tranche fortement avec sa référence à une « historiographie moderne »…

Comme d’habitude Internet va nous permettre de tracer quelques grands traits de la personnalité politique de Basile de Koch. De fait, si les sources de seconde main ; telle sa notice Wikipedia, les articles de blogs ou de presse ; sont les plus informatifs, ils sont également à interroger et à recouper. Pour cela on peut disposer de sources de première main telles que la page Facebook de Basile de Koch ainsi que son profil LinkedIn ou encore son compte Twitter pour confirmer certains éléments. De fait à travers Wikipedia on apprend que :

Il est le fils de Guy Tellenne (1909-1993, normalien, agrégé, poète, haut fonctionnaire au ministère de la Culture et sous-directeur de l’Institut français d’Athènes) et d’Henriette Annick Lemoine (animatrice à KTO sous son patronyme de mariage, Annick Tellenne et auteur de Le goût de vivre ; la recette du bonheur).

Il a trois frères, dont Karl Zéro et Éric Tellenne. Il est marié avec Frigide Barjot et a deux enfants.

Il suit des études au Lycée Saint-Louis de Gonzague à Paris avant une maîtrise de droit et DEA de Science Politique.

Ancien assistant parlementaire, il a tout d’abord travaillé pour l’UDF et notamment pour Raymond Barre, Simone Veil. Il participe également au Club de l’Horloge. Il fut ensuite le rédacteur des discours de Charles Pasqua au ministère de l’Intérieur, entre 1986 et 1988.

Il mettra à profit cette connaissance du « dessous des cartes » pour brosser divers portraits vitriolés des principaux acteurs de la politique française.

Basile De Koch se vante de n’avoir « jamais adhéré à un mouvement dont il ne fût pas le fondateur ». De fait, il est « président à vie auto-proclamé » du groupe Jalons avec sa femme Frigide Barjot.

Pour avoir bénéficié d’un emploi fictif au Conseil général de l’Essonne, il est condamné avec Xavière Tiberi par la Cour d’appel de Paris, le 15 janvier 2001, à une peine d’emprisonnement assortie d’un sursis.

Basile de Koch est chroniqueur à l’hebdomadaire Voici dans la rubrique La nuit, c’est tous les jours. Il tient également une chronique sur la télévision dans l’hebdomadaire Valeurs actuelles et collabore régulièrement au site Causeur.fr créé par Élisabeth Lévy.

À noter que, dans le « À propos » de sa page Facebook, le principal intéressé ne semble pas totalement démentir l’ensemble des informations de Wikipedia, même si l’extrait qu’il mentionne est parfois différent de notre citation – probablement du fait d’une modification ultérieure.

La lecture de la presse écrite, prolifique sur le personnage suite aux actions de sa femme – Frigide Barjot – lors du débat autour du mariage pour tous ou les siennes avec sa pétition des « 343 salauds », peut nous apprendre qu’il serait proche des milieux d’extrême-droite. Par exemple le Huffington Post affirme

Frère de l’animateur Karl Zero, mari et associé de Frigide Barjot ; tour à tour écrivain, humoriste, chroniqueur, figure des nuits parisiennes, ancien « nègre » de Charles Pasqua et dit proche de certains milieux d’extrême-droite; Basile de Koch, alias Bruno Tellenne, est aussi « président à vie » du Groupe d’Intervention Culturelle Jalons qu’il a créé dans les années 80, connu pour ses happenings et pastiches. Dandy à la fois anticonformiste et ultra-réac, Basile de Koch s’est fait une spécialité de dénoncer la bien-pensance de gauche pour mieux affirmer celle de droite.

En s’intéressant à la participation blogueuse au débat, il est possible d’apprendre, d’une source qui se déclare proche du groupe Barjot-de Koch – même si l’auteur s’est vu depuis assigné en justice par les intéressés – , que Basile de Koch est

chroniqueur clubbing à l’hebdomadaire Voici dans la rubrique La nuit, c’est tous les jours. Il tient une chronique sur la télévision dans l’hebdomadaire ultra-conservateur Valeurs actuelles et collabore régulièrement au site d’extrême-droite Causeur.fr, propriété de l’ancien d’Ordre Nouveau et ancien directeur du magazine d’extrême-droite Minute, Gérald Penciolelli.

Bruno Tellenne a été l’assistant parlementaire et la « plume » de Charles Pasqua. C’est sous son influence que Charles Pasqua se veut un ardent partisan de la peine de mort et préconise une alliance avec l’extrême-droite, déclarant que « le FN se réclame des mêmes préoccupations, des mêmes valeurs que la majorité ».

Basile de Koch a par la suite été un membre actif du très droitier Club de l’Horloge, créé en 1974 par Henry de Lesquen, président de Radio Courtoisie, connue pour avoir reçu le révisionniste Faurisson à plusieurs reprises.
En 1984, Basile de Koch est l’un des rédacteurs du rapport du Club de l’Horloge à l’origine de la théorisation de la « préférence nationale », idée-phare du Front National : on peut lire son nom en page 5 du rapport final des travaux de la commission qui définira le concept de préférence nationale(La préférence nationale : Réponse à l’immigration, 1985 dirigé par jean-Yves Le Gallou, longtemps cadre du Front National avant de devenir membre fondateur du MNR de Bruno Mégret).

Même si l’auteur se défend d’avoir appartenu ou d’appartenir au GUD (Groupe Union Défense) – mais assume avoir été « nègre » pour Charles Pasqua dans les années 1980, comme l’affirme sa page LinkedIn, il demeure qu’il semble se mouvoir aisément et avec plaisir dans la presse de droite dure ainsi que dans les groupes de réflexion que l’on peut qualifier d’extrême-droite, ou tout du moins dont plusieurs membres de ce dit groupe sont des affiliés de l’extrême-droite. De fait, la plume de Basile de Koch est lisible depuis plusieurs années sur le site Causeur.fr d’Elisabeth Lévy ou sur le site support du magazine Valeurs Actuelles. Pour ce qui est de son activité réflexive, en 1985 on le retrouve notamment comme participant, sous son nom civil de Bruno Tellenne, à la rédaction du rapport La préférence nationale : réponse à l’immigration, rapport présidé par Jean-Yves Le Gallou – membre éminent du Front National – , pour le think tank le Club de l’Horloge.

S’intéresser à ce groupe peut permettre de mieux rendre compte des fréquentations historiennes de Basile de Koch. Il est possible de prendre comme point de départ la notice Wikipedia. On peut noter, du côté historien, la présence remarquée (et remarquable, quoique pas surprenante) des personnages bien connus comme proches de l’extrême-droite comme Bernard Lugan, Jacques Heers, François-Georges Dreyfus ou Jean Sévillia. La véracité de l’information est confirmée par une recherche méticuleuse sur le site du groupe. Bernard Lugan (dont le parcours extrême-droitier est lisible dans une contribution personnelle sur le site du CVUH) y apparait, outre pour des conférences, comme l’écrivain en 1995 et 2000 du texte lors de la remise du prix Lyssenko. Jacques Heers (proche de l’extrême-droite et des milieux catholiques traditionalistes) est orateur, en 2001, pour une conférence intitulée « Islam et Chrétienté : la course et la guerre ». Enfin, la présence de François-Georges Dreyfus (contributeur à la Nouvelle Revue d’Histoire de Dominique Venner, orateur sur Radio courtoisie et proche des milieux catholiques traditionalistes) est confirmée par une très grande série de conférences, dont on trouve certains textes sur le site du Club de l’Horloge, , ici ou encore là. Enfin, Jean Sévillia (personnage déjà très bien connu comme historien de garde – et accessoirement gratte-papier au Figaro Magazine et au Figaro Histoire – ) y va également de sa petite conférence en 2001, cette dernière étant intitulée « Cinquante ans de manipulation des esprits ». De même son livre paru à l’époque, Le terrorisme intellectuel : De 1945 à nos jours, a été très apprécié.

À la vue de cet aéropage extrême-droitier, une interrogation légitime pourrait naître autour de l’idée d’une possible influence de ces personnages, ou d’autres historiens gravitant autour du Club de l’Horloge, sur les écrits de Basile de Koch. Cela pourrait être une partie de cette « historiographie moderne » citée plus haut. En l’absence de preuves, je ne saurais être affirmatif, mais cela est hypothétiquement possible. Il n’en demeure pas moins que, éclairé de ces différents éléments, il est nécessaire de voir Basile de Koch comme un personnage très proche de l’extrême-droite, aujourd’hui comme hier.

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Photo de la page 25. Photo réalisée par l’auteur

Après l’auteur du texte, il nous semble fondamental, par égalité de traitement, d’en venir à l’auteur des dessins. Les iconographies de Luc Cornillon sont, dans l’ensemble, clairement positionnés sur un angle humoristique. L’illustrateur joue avec les anachronismes (par exemple une pancarte où est inscrite « Élu Capet 54% » pour l’élection de Hugues Capet en 987 page 23) ou le décalage (notamment page 49 avec l’illustration des fameuses « deux mamelles » d’Henri IV par les seins d’une femme à la poitrine généreuse) pour mieux faire rire. Seuls les dessins des pages 25 (représentant un croisé, durant l’attaque de Jérusalem en 1099, en train de tuer un musulman grâce à son épée, arme sur laquelle est embrochée une saucisse et un autre morceau de viande [du porc ?]) et 67 (Robespierre étant mis en scène sur une affiche comme réalisateur d’un film d’horreur nommé « Massacre à la guillotine » aux côtés d’autres publicités de ce genre cinématographique comme « Freddy IV » ou « Vendredi 13 ») pourraient émouvoir certains esprits, même si je suppose ici plus une licence artistique et humoristique (que l’on apprécie ce genre d’humour ou pas) qu’une réelle volonté de faire transparaître un message politique, même si l’hypothèse n’est pas à écarter complètement à priori.

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Photo de la page 67. Photo réalisée par l’auteur.

En effet, il est tout à fait plausible que le dessinateur ne fasse qu’illustrer le propos de Basile de Koch et donc que l’image ne soit qu’un démultiplicateur de force du texte et non un discours en soi-même. Ou en tout cas ce n’est plus ici, pour certains dessins, un discours en soi-même. De fait, on notera avec intérêt la présence, sur certaines images, de la signature « Luc Cornillon 96 », les autres étant paraphées « L.C. » ou « Luc Cornillon ». Ce chiffre est-il une indication de date (1996) ou une autre référence qui nous reste obscure ? Dans le premier cas, cela pourrait renforcer l’idée d’un remploi des dessins hors de leur contexte d’origine. De même, les signatures différentes amènent à penser à des moments de création différents et donc des remplois hors contexte originel. En outre, une investigation de sa relation avec Basile de Koch et plus généralement de son oeuvre n’apprend pas grand chose. En effet, le dessinateur et le penseur semblent collaborer au sein des éditions Jalons – ces dernières étant présidées par Basile de Koch – , mais il est impossible de dire s’il s’agit de relations d’auteur à éditeur ou quelque chose de plus poussé. Un fanblog rend compte d’une part importante de la production de Luc Cornillon et elle se démarque par une certaine consensualité, ou tout du moins par un éloignement avec les thématiques défendues par Basile de Koch, les dessins de Luc Cornillon s’adressant, notamment, à des magazines jeunesse comme Okapi.

Tout cela pour conclure que, dans l’état actuel de ma réflexion et de ma connaissance du personnage Luc Cornillon, je ne saurais dire s’il est nécessaire de comprendre ses dessins comme des discours graphiques à vocation politique ou simplement une innocente licence artistique et des parti pris de dessin et d’humour qui peuvent laisser froid certaines personnes.

Après avoir fait un tour le plus complet possible du profil des contributeurs à ce livre, il est temps de s’intéresser au contenu proprement dit sous la plume de Basile de Koch. Certaines critiques ne font l’objet que d’une ou deux phrases dans l’ouvrage. Elles sont placées là, pour ainsi dire, en passant. Le premier thème que l’on peut traiter est celui de l’immigration. Comme on peut s’y attendre, surtout en ayant en tête sa participation au rapport de 1985, Basile de Koch ne va pas considérer que l’immigration est une richesse ou un aléa des mobilités humaines. Dès la page 8 il explique :

Mai 52 : César a pris Orléans, puis Bourges. Vercingétorix décrète la levée en masse contre l’envahisseur venu du sud (déjà !).

Puis dans sa double page (p. 90-91) consacrée aux « jolies colonies de la France » (sur laquelle je reviendrais) on reste bouche bée devant ceci :

Brazza, Lyautey, Foucauld et le brave caporal Banania écrivent une saga exotique et tricolore qui prépare l’inconscient français de l’immigration.

Il est également réel que Basile de Koch fait, dans certains cas, de la question raciale un moteur des événements. On peut déduire cela de deux citations. La première (p. 4) dit :

Un beau matin de – 800, la touche finale est apportée par les Celtes, Indo-européens de qualité supérieure, qui chassent les Ligures dans les montagnes avec leurs armes en fer.

Plus loin, page 13, à propos des « invasions barbares », notamment de l’épisode des Huns d’Attila, Basile de Koch résume la chose ainsi :

Au début du Ve siècle, la Gaule est confrontée à un phénomène d’immigration très sauvage : les « grandes invasions ». Aux tribus germaniques succèdent les Huns. Avec eux, le seuil de tolérance est dépassé : la race blanche va s’unir pour arrêter ces Mongoliens aux Champs catalauniques en 451. Le péril jaune est repoussé d’une bonne quinzaine de siècles.

Dans la première phrase, c’est, en partie, parce que les Celtes sont racialement supérieurs qu’ils dominent les Ligures. Dans la seconde, la différence raciale et la menace contre la « race blanche » expliqueraient le rapprochement entre le pouvoir romain et les peuples germaniques. In fine, il pourrait être facilement fait un rapprochement entre cette morgue contre le phénomène migratoire et des préjugés racistes. Toutefois, nous ne saurions franchir ce pas. Ou alors ce serait se moquer éperdument de ce que l’auteur écrit (p. 5) :

Les premiers Français arrivent vers – 1 000 000 d’Afrique noire, et plus tard d’Asie ou du Maghreb, ce qui démontre la bêtise du racisme.

Ou alors tout ceci n’est que supercherie, l’auteur prenant soin de cacher, au moins un peu, ses idées sur la question. Chacun se fera son propre jugement de cette question. Personnellement il m’est quand même permis de douter puisque Basile de Koch se plait à jouer sur les stéréotypes et clichés raciaux. J’en veux pour preuve un extrait de la page 90 :

En ce temps, l’immigration se fait dans le sens nord-sud et nos soldats, missionnaires et explorateurs matent avec brio les Arabes fiers et cruels, les Nègres naïfs et musculeux, et les Jaunes sournois mais tenaces.

Photo de la page 91. Photo réalisée par l'auteur.
Photo de la page 91. Photo réalisée par l’auteur.

De manière générale, à propos de la colonisation, Basile de Koch fait étalage d’une vision globalement positive. Outre un dessin qui en dit long, l’ouvrage recèle des phrases savoureuses. Par exemple :

La France civilisatrice est capable de massacre comme les Américains, mais elle sait aussi se montrer généreuse, apprenant aux indigènes l’hygiène, l’histoire de France et le « Notre Père ».

Ou encore

Dans ses colonies, la France met en valeur des territoires mal entretenus par des potentats cruels, arriérés et souvent fourbes. Partout, les moustaches françaises font reculer l’esclavage et la maladie.

On retrouve ici très clairement l’argumentaire colonialiste de la fin du XIXe siècle. Par ailleurs, une phrase ambiguë (p. 111) pourrait amener à penser que la principale raison de la fin de la colonisation française en Afrique est une certaine « mauvaise volonté » des populations locales :

Dans les années 50, l’Algérie compte une proportion importante de Maghrébins qui, dans leur grande majorité, refusent de s’intégrer à l’Algérie française et développent même un sentiment de rejet vis-à-vis des immigrés français et européens, pourtant chaleureux et travailleurs.

En ce qui concerne la démocratie, l’auteur a un rapport relativement ambivalent. En effet, si, p.26, Louis IX est un roi avisé car :

Il reçoit chez lui les SDF médiévaux, invente le procès en plein air et y défend souvent les pauvres, en évitant cependant l’écueil de la démagogie démocratique

que , p. 28, Philippe le Bel est loué car il :

sera aussi – mais sans penser à mal – pionnier de la démocratie avec l’institution des États généraux

ce qui semble plutôt une bonne chose sous la plume de l’auteur, les pages suivantes mettent en lumière que pour Basile de Koch la démocratie est nécessairement synonyme de démagogie ou d’égalitarisme, à lire comme quelque chose d’infamant. De fait, le pouvoir du peuple est vu comme une « chienlit » (p. 52-53) ou une « incorrection » (p. 52) envers le roi, dans cette page Louis XIV à propos de la Fronde. À l’époque des Lumières, l’Encyclopédie de Diderot est vue (p. 60) comme :

manifeste de l’idéologie optimiste et rationaliste qui donnera au monde la démocratie libérale, le communisme et Bernard-Henri Lévy.

Du fait de la critique féroce de Basile de Koch sur la pensée politique « de gauche », voir infra, le placement de la démocratie sur le même plan que le communisme ne saurait être vu que comme une injure. En avançant encore un peu dans le livre, pour ce qui est de la Révolution française et de Louis XVI il est donné à lire d’autres lignes saisissantes comme celles-ci (p. 62) :

Très vite, la machine s’emballe et le roi (qui a encore de bons sondages à l’époque) est impuissant à enrayer les flots de démagogie égalitaire d’une assemblée prête aux promesses les plus insensées.

Et celles-là (p. 63) :

Confronté au développement de la crise économique, de la bourgeoisie et de l’idée démocratique, il ne pourra résoudre aucun de ces maux.

En outre, pour Basile de Koch la démocratie est un mode de gouvernement qu’il est nécessairement d’utiliser avec parcimonie. Pour preuve cette phrase (p. 76) :

Pour le reste Louis XVIII gère la situation en père tranquille, avec sa Charte un peu démocratique mais pas trop

Enfin, pour l’époque de Louis-Philippe (p. 78), on notera avec intérêt la saillie :

Le droit de vote est même donné à 170.000 Français (contre 90.000 sous Charles X), ce qui frise la démagogie populiste

Puisque comme on l’a vu dans l’esprit de Basile de Koch la démocratie libérale est accolée au communisme, voilà une transition toute trouvée pour s’intéresser à la vision de la « gauche » dans le manuel kochien. Autant le dire tout de suite, concernant l’univers politique de ce qu’on appelle traditionnellement « la gauche » et ses acteurs ou représentants, Basile de Koch ne mâche pas ses mots et parle « cru et dru ». Les citations sont nombreuses, notamment à partir de l’époque moderne. Pour ne pas être accusé de faire des coupes sombres et de choisir des citations percutantes ou ambiguës, je serais exhaustif, quitte à être un peu rébarbatif. La charge commence page 60 avec plusieurs tirs de haute volée, notamment :

Diderot qui, avec son équipe de chercheurs socialistes », rédige de 1751 à 1772 l’Encyclopédie manifeste de l’idéologie optimiste et rationaliste qui donnera au monde la démocratie libérale, le communisme et Bernard-Henri Lévy.

Voltaire est surtout le premier intellectuel de gauche, dans la mesure où il est très à l’aise dans la haute société qu’il dénonce. Esprit universel, il est aussi l’ancêtre du fascisme avec ses considérations sur les juifs et les Noirs.

À la page suivante l’époque est mise en avant comme le :

triomphe des intellectuels de gauche ; parasites talentueux de la société d’Ancien Régime

Après une éclipse de plusieurs décennies, la critique féroce du socialisme est de retour avec (p. 78) :

À part ça, deux épidémies font rage : le choléra en 1832, et le socialisme pendant tout le règne.

À la page suivante on peut noter une certaine hostilité par une association de phénomènes à travers cette phrase :

Le capitalisme s’est développé, avec ses trains, ses pauvres exploités et ses socialistes.

L’époque du Second Empire est également le prétexte à une critique acerbe et ce à travers les aménagements parisiens du baron Haussmann. De fait l’œuvre de ce dernier est louée (p. 82) car elle :

aère Paris en rasant des quartiers entiers de taudis sordides et socialistes […].

Enfin, l’auteur ne peut s’empêcher, autour de la guerre d’Algérie, d’imputer une nouvelle fois une faute à la gauche – cette fois-ci non française – dans le déclenchement du conflit (p. 110) :

Le 1er novembre 1954, une poignée d’Arabes socialistes – on dit à l’époque des « salopards » – déclenche la guerre d’Algérie.

In fine l’ambition première de Basile de Koch est de démontrer qu’être « de gauche » c’est aussi méprisable et répréhensible idéologiquement et moralement (dans le cadre du « politiquement correct ») qu’être « de droite ». L’élément le plus représentatif de cette idée est un nouvel extrait de la page 90 :

À ce propos, on notera que la droite nationaliste est anticolonialiste ; le colonialisme est alors l’idée et l’oeuvre de la gauche au pouvoir. Un des théoriciens de cet impérialisme progressiste, Jules Ferry parle d’ailleurs du « devoir d’assistance des races supérieures aux races inférieures ». La gauche de l’époque est raciste, ce qui peut favoriser l’union nationale avec la droite.

Si on part du principe que pour Basile de Koch la Révolution, et notamment la période de la Terreur, est un événement nécessairement à relier à la partie gauche de l’échiquier politique, actuel ou d’époque, alors on peut tirer argument d’un nouvel extrait. En effet, à la page 66 l’auteur écrit :

1793 est pour les Français une « annus horribilis » : guerre à toutes les frontières, guerre civile contre la Vendée rebelle. Là encore, la Révolution innove en menant une politique volontariste de génocide idéologique.

Avant de conclure cet article, il me paraît nécessaire de rendre compte de deux autres tendances idéologiquement lourdes de Basile de Koch : sa rancoeur contre les autres religions monothéistes que le catholicisme ainsi qu’une dépréciation assez marquée pour l’homosexualité. Si la religion du Prophète est assez peu touchée (la seule mention concerne la bataille de 732 durant laquelle Charles Martel « sauve momentanément le pays du péril islamiste », p. 17), le protestantisme est pris à partie plusieurs fois. Par exemple page 49 Basile de Koch y fait deux fois référence. Tout d’abord en commentaire du dessin de Luc Cornillon (« Le roi, naturellement bon, fut rendu encore meilleur par son ministre l’excellent (quoique protestant) Sully. ») puis dans le résumé du chapitre (« Malgré le double handicap de la naissance protestante et de l’accent rocailleux, Henry de Navarre réussit à gagner le coeur des Français […]. »).

Pour ce qui est de l’homosexualité, il semblerait que cela constitue quelque chose à nécessairement éviter. De fait la première occurrence de cette thématique apparaît dans le chapitre consacré à Louis IX (p. 26-27). On y lit :

Durablement marqué par cette mère exemplaire [Blanche de Castille nda], Louis ne sombrera pas pour autant dans l’inversion et la sodomie, sévèrement condamnées par cette Eglise dont il se veut le premier serviteur.

Après une éclipse de plusieurs pages, l’homosexualité revient, sans trop de surprise, dans le débat autour d’Henri III. Page 46 Basile de Koch affirme :

À part ça, Henri III est très raffiné et sensible. A-t-il eu pour autant des penchants homosexuels ? Il semble bien que cette imputation infamante ait été propagée par les Guise, ses grands ennemis ultra-cathos, sur la seule base d’un entourage masculin, élégant et sophistiqué.

De façon plus surprenante Basile de Koch gratifie son lecteur de deux autres citations et ce à propos de Louis XIII et au cours de l’époque de Louis XIV. De fait, page 50 on trouve la phrase suivante :

Malheureusement, il [Louis XIII nda] restera marqué par ces épreuves et à moitié homosexuel.

Enfin, page 56 il ressort d’une saillie que l’homosexualité est quasiment un « troisième sexe », différent du sexe masculin ou féminin. En effet, selon l’auteur

Grâce au prodigieux binôme Molière-Lully se développe une industrie du spectacle baroque – avec le roi comme danseur étoile – qui, trois cent ans plus tard, continue de toucher hommes, femmes et homosexuels.

Pour conclure, son identification comme un nouvel avatar des « historiens de garde » peut se faire grâce à l’épilogue de l’ouvrage. Pour être juste citons tout d’abord Basile de Koch : « … Et nous voici arrivés au terme – provisoire – de notre histoire, la plus belle des histoires : l’Histoire de France. […] De Vercingétorix à Jacques Chirac, regardons-les défiler, les personnages de notre saga plurimillénaire. Regardons-les remonter ensemble la plus belle des avenues, ces Champs-Elysées dont les anciens Grecs faisaient déjà un paradis2. Mais la France n’est-elle pas tout entière un paradis, grâce bien sûr aux institutions de la Ve République, mais aussi au sacrifice des héros et martyrs dont nous venons de lire l’histoire, notre Histoire ! ». Tout ceux qui ont suivi la polémique autour des écrits de Lorant Deutsch ont en mémoire cette phrase de l’acteur-écrivain prononcée lors d’une interview sur Europe 1 :

« L’Histoire de France est la plus belle des histoires »

qu’il répète à l’envie lors de son passage au talk-show On n’est pas couché en octobre dernier :

Ce livre [Hexagone nda], c’est un voyage sur cette histoire. C’est la plus belle des histoires, c’est la nôtre, qu’on soit ici depuis toujours ou depuis deux secondes !

De même on s’étonnera, seulement à moitié, du partage de point de vue sur un événement bien particulier : la bataille de Poitiers en 732. Voilà comment Lorant Deutsch interprète cet événement dans Hexagone (p. 232) :

Je le sais bien, la bataille de Poitiers, le Croissant contre la Croix, l’union sacrée des chrétiens et des païens contre l’envahisseur musulman dérangent le politiquement correct. On voudrait une lutte moins frontale, davantage de rondeurs, un christianisme plus mesuré, un islam plus modéré… Alors pour nier ce choc des civilisations, certains historiens ont limité la portée de la bataille remportée par Charles Martel. Mais non, disent-ils, on ne peut pas parler d’une invasion, ce fut à peine une incursion, une razzia destinée à dérober quelques bijoux et à enlever les plus girondes des Aquitaines.

La citation de Basile de Koch (p. 16) est infiniment plus courte, mais tout aussi sans appel et percutante :

Le maire le plus fameux demeure Charles Martel qui, en 732, repousse à Poitiers des envahisseurs arabes (rayé et remplacé par « guerriers venus du Sud). Le choc des cultures est déjà violent !

Dans les deux textes une référence implicite au « choc des civilisations » cher à Samuel Huntington.

In fine en forçant un peu le trait il serait possible de rapprocher les deux membres de la « société du spectacle ». Toutefois, je ne pense pas qu’il faille placer Basile de Koch comme « maître à penser » ou « inspiration » de l’auteur de Métronome et Hexagone (même si le penseur apprécie le travail du comédien, se connaissent-t-ils personnellement ?) puisque l’idée de l’histoire de France comme la plus belle des histoires fait largement florès dans le milieu de l’histoire réactionnaire, comme par exemple – dans une autre formulation – chez Franck Ferrand ou Stéphane Bern. Basile de Koch serait-il l’avant-garde des historiens de garde ? La date de parution de l’ouvrage, 2004, tend à accréditer l’hypothèse, mais, là aussi, c’est une question à laquelle je me garderais de répondre autrement que par un laconique « c’est possible/c’est plausible ». Il n’en demeure pas moins que la date de l’ouvrage pose la question du point de départ du phénomène des historiens de garde. Quand et comment les théories historiques de la droite et l’extrême-droite ont su se frayer un chemin en se montrant sous les atours du décalé, du « fun » ? Malgré les très nombreuses qualités qu’il recèle, l’ouvrage de William Blanc, Christophe Naudin et Aurore Chéry ne répond pas, je crois, à cette interrogation. Cela me semble une thématique intéressante à explorer et surtout un travail nécessaire. En effet, à mon avis cela va de paire avec l’objectif de popularisation d’une histoire scientifique de qualité. L’idée est de décortiquer les réseaux d’influence qui permettent la diffusion de ce phénomène, de comprendre les raisons d’un tel succès et in fine de savoir adapter l’offre historique « grand public » à la nouvelle demande, le tout sans y perdre son âme. « Vaste programme », comme aurait dit le général de Gaulle.

Michel Deniau

  1. Les passages en gras sont de notre fait.
  2. On remarque là un clin d’oeil au film de Sacha Guitry, Remontons les Champs-Élysées (1938), premier grand film historique de Guitry, premier essai de ce réalisateur de transposer une histoire de France mythifié à l’écran. Pour plus de détails sur les liens entre Sacha Guitry et le roman national, voir Les Historiens de garde, chapitre V et cet article sur le blog Fovéa d’Adrien Genoudet : Sacha Guitry ou l’histoire aveugle, ndlr.

Malheurs actuels de l’Histoire : « Valeurs Actuelles » et le roman national

Après le numéro hors-série de L’Express qui en appelait à un « roman de l’Hexagone », c’est au tour du magazine Valeurs Actuelles de s’intéresser à l’histoire de France, et plus spécialement à l’histoire enseignée. Comment celle-ci est-elle vue par un journal mêlant valeurs réactionnaires et apologie du néolibéralisme économique ?

DES UNES « CHOCS » DE VALEURS ACTUELLES À RENAUD CAMUS

Image 1 : Couverture de "Valeurs Actuelles" du 26 septembre 2013
Image 1 : Couverture de « Valeurs Actuelles » du 26 septembre 2013

Depuis quelques mois, le magazine a clairement adopté un angle plus que droitier1 notamment dans ses Unes, reprenant souvent mot pour mot le discours de l’extrême droite, sur des sujets comme les Roms ou plus encore l’islam (image 1). Ainsi, cette couverture mettant en scène une Marianne voilée, avec des titres sans ambiguïté sur les dangers d’une « invasion » musulmane par les naturalisations, et le risque à terme d’un « changement » de peuple dont la gauche serait complice. L’allusion au « grand remplacement » de l’écrivain Renaud Camus, qui voit dans l’immigration une opération de « changement de peuple » et de « réensauvagement de l’espèce2 » est limpide. Ce grand remplacement serait accompagné d’un « grand effacement » qui viserait à détruire l’histoire de France. Comme l’explique le même Renaud Camus.

Le Grand Effacement me va très bien. C’est ce que j’ai appelé moi-même l’enseignement de l’oubli, l’industrie de l’hébétude, la Grande Déculturation. On en revient toujours à la formule que je rabâche exagérément, mais il y a de quoi : « Un peuple qui connaît ses classiques ne se laisse pas mener sans révolte dans les poubelles de l’histoire »3.

La connexion est donc implicitement faite entre une immigration assimilée à une colonisation et une opération qui viserait à annihiler l’histoire de France4. La Une de Valeurs Actuelles est un résumé de cette théorie (image 2). Elle pointe à la fois ce qui est en train de disparaître et désigne en même temps les responsables. L’image de Charles Martel, héros des islamophobes et des groupes d’extrême droite comme les identitaires, symbolise cette « histoire piétinée » qui se résume en fait à une litanie de grands personnages, les mêmes que ceux célébrés par les historiens de garde comme le montre la liste en bas à droite de la Une : Clovis, Saint Louis, Louis XIV et Napoléon.

Image 2 : Couverture de "Valeurs Actuelles" du 5 décembre 2013
Image 2 : Couverture de « Valeurs Actuelles » du 5 décembre 2013

Le coupable de l’effacement est clairement désigné : la gauche. Elle « [piétine] » les « héros français », et « [massacre notre histoire »]. Mais il ne s’agit pas de n’importe quelle gauche. Comme le montrent les titres dans la partie supérieure de la page, c’est la « gauche antiraciste », et surtout Christiane Taubira qui est visée. Car si la ministre de la Justice est l’ennemie jurée des opposants au mariage pour tous, elle l’est aussi des chantres d’une histoire nationale purgée de la « repentance droits de l’hommiste ». C’est Max Gallo qui, le premier, l’a prise pour cible dans son livre L’âme de la France (publié en 2007) car elle a été à l’initiative de la loi reconnaissant l’esclavage et la traite comme crime contre l’humanité en 2001.

Aussi, le propos du dossier de Valeurs actuelles est simple5 : désigner des coupables et revenir à des fondamentaux qui se résument à livrer une vision héroïque des faits (d’arme) des « grands hommes ». A été mobilisée pour l’occasion la cohorte habituelle des historiens de garde, de Dimitri Casali à Vincent Badré. Avec même un « petit nouveau », Philippe de Villiers, dont nous avions parlé dans un précédent article. Notons au passage que le dossier a été coordonné par Fabrice Madouas, auteur entre autres d’un livre-entretien avec Jean de France, (Un prince français, Pygmalion, 2009), prétendant orléaniste au trône de France et proche de Lorànt Deutsch6. Le monde des historiens de garde est décidément bien petit.

« HISTOIRE : NOTRE MÉMOIRE MASSACRÉE »

Le dossier de Valeurs Actuelles commence fort avec cette confusion entre histoire et mémoire, qui n’a évidemment rien d’anodin. Pour les historiens de garde, le rôle de l’histoire est avant tout de célébrer une mémoire collective.

La gauche voudrait donc, selon Fabrice Madouas, « [priver] le peuple français de sa mémoire », par une « entreprise de déracinement » et un effacement des héros nationaux des manuels scolaires. Autre confusion, cette fois entre manuels scolaires et programmes, mais qui n’est pas étonnante, l’une des références prises pour l’article étant Vincent Badré, auteur d’un « livre très fouillé » dixit F. Madouas, L’histoire fabriquée, que d’autres ont démonté point par point sur le site aggiornamento.hypotheses.org. L’autre historien de garde appelé à la rescousse est sans surprise Dimitri Casali qui, hasard du calendrier sans doute, publie un énième ouvrage, cette fois sur Napoléon.

Après une introduction où la France actuelle est comparée à l’Union Soviétique où l’on truquait les photos officielles, Fabrice Madouas reprend les grosses ficelles du discours des historiens de garde sur l’enseignement, souvent des contrevérités : la chronologie (citant Michel Debré, « l’histoire, c’est d’abord la chronologie ») et le récit auraient ainsi disparu, tout comme les grands hommes, « effacés » ou relégués en « option », tel Napoléon. Guère étonnant non plus la référence à Max Gallo, qui avait vu « les carences de l’enseignement de l’histoire » dès 1983.

Les « pédagogistes abscons » et « l’école des Annales » seraient les principaux coupables (on doit donc comprendre qu’en plus de Christiane Taubira, ce sont eux « la gauche »), confondant « salle de classe et laboratoire de recherche ». Le journaliste s’appuie ici sur Jean-Rémi Girard, du SNLAC (Syndicat National des Lycées et des Collèges, classé à droite), qui déplore « la vision de l’histoire très universitaire [des concepteurs des programmes] ». L’une des antiennes des historiens de garde est en effet de séparer histoire universitaire et histoire pour le grand public, y compris scolaire, cette dernière ayant pour seul but l’adhésion, en rien l’esprit critique. On retrouve là les propos récents de Karim Ouchikh, conseiller de Marine Le Pen à la Culture, à la Francophonie et à la Liberté d’expression qui promeut pour le grand public un roman national qui « ne se confondrait pas avec les disciplines historiques scientifiques ».

La deuxième partie de l’article s’attaque plus directement à « la vision idéologique de l’histoire [par la gauche], qu’il faudra corriger pour restaurer cet enseignement » (sic). Principales cibles : Christiane Taubira et les « lois mémorielles ». Fabrice Madouas loue les anciens historiens républicains du XIXe siècle et du début du XXe, qui ne « rejetaient pas l’héritage de la monarchie ni l’héritage chrétien ». Il se situe ainsi dans le même discours que Max Gallo, et sa volonté de fusionner roman national républicain et roman national monarcho-chrétien. L’ennemi est donc ceux qui défendent « une histoire amputée, manichéenne » (dixit Casali), comme Christiane Taubira et sa « désastreuse loi » (critiquée à l’époque, entre autres, par Pierre Nora). Le fait que cette loi ne mentionnerait que la traite pratiquée par les Européens et pas les traites interafricaines ou musulmanes prouverait, selon les historiens de garde, que le but de Taubira serait uniquement de culpabiliser les Français et de les forcer à la repentance. Bien entendu, l’article « oublie » de dire que suite à cette loi, si la traite atlantique a été mise dans le programme de 4e, les traites interafricaines et musulmanes sont au programme de 5e. Peu importe, il s’agit pour Valeurs Actuelles de pointer cette histoire qui ne penserait qu’aux victimes, au détriment des héros, se transformant en une « longue plainte profondément démoralisante » pour les Français, selon Vincent Badré7.

Que propose alors le magazine pour sauver cette mémoire de la France ?

LE PANTHÉON DES HÉROS À RÉHABILITER

Principal (unique ?) axe des programmes version Valeurs Actuelles : la réhabilitation de certains héros, « expulsés ou relégués au second plan » par l’histoire gauchiste. Les choix sont sans surprise : il n’est question que d’hommes8 occupant des positions royales ou de commandement.

  • Vercingétorix, loué ici parce qu’aujourd’hui « marginalisé [alors qu’il est] un héros, un chef courageux, un combattant qui a fait le choix de l’action guerrière pour préserver sa culture ».
  • Clovis évidemment. Selon Casali, « le héros franc a jeté les bases spirituelles, dynastiques, politiques et culturelles de la monarchie française et de notre nation ». Pour Denis Tillinac, Clovis nous aurait placés « dans le giron d’une catholicité romaine qui a formaté l’essentiel de nos valeurs et de nos mœurs ». Mieux, selon le trio de journalistes chargé de l’article, Clovis prouve que « la France était chrétienne avant d’être la France, et c’est même seulement grâce à cela qu’elle a pu devenir la France ».
  • Charles Martel, ce « résistant réprouvé », qui semble redevenir à la mode. Son mérite, avoir fait en sorte que les musulmans ne s’installent pas durablement dans le sud de la France, permettant ainsi de limiter l’apport de la culture islamique à l’Europe. Selon les journalistes de Valeurs actuelles, Charles Martel aurait été écarté des programmes pour « ne pas choquer les élèves issus de la sphère arabo-musulmane ». Même propos dans la bouche d’un candidat frontiste aux municipales dans le 3e arrondissement de Paris cité page 20 de l’hebdomadaire (donc en dehors du dossier consacré à l’histoire, preuve que la figure de Charles Martel est un lieu commun du discours d’extrême droite) pour qui « Il ne faut surtout pas parler de Charles Martel arrêtant les Arabes à Poitiers, ça risquerait de froisser les musulmans ! ». Pourtant, Charles Martel n’a pas toujours été mis en avant dans l’enseignement scolaires. Ainsi, il est absent de la version définitive du Petit Lavisse (Histoire de France : cours élémentaire, Armand Colin, 1913). Pareillement, quarante ans plus tard, il n’est pas cité par Paul Bernard et Frantz Redon, dans Notre premier livre d’histoire. Cours élémentaire, (image 3 – F. Nathan, 19509). La disparition que déplore l’hebdomadaire est donc bel et bien fictive.
Image 3 - Paul Bernard et Frantz Redon, "Notre premier livre d'histoire. Cours élémentaire", F. Nathan, 1950, p. 14 et 15. Les pages précédentes et suivantes ne parlent pas de Charles Martel.
Image 3 – Paul Bernard et Frantz Redon, « Notre premier livre d’histoire. Cours élémentaire », F. Nathan, 1950, p. 14 et 15. Les pages précédentes et suivantes ne parlent pas de Charles Martel.
  • Louis XIV, Roi-Soleil victime d’une éclipse, car relégué en fin de 5e. Là, la référence de Valeurs Actuelles est claire, puisque c’est Jacques Bainville10 qui est appelé pour défendre le monarque absolu : « [Versailles était] le symbole d’une civilisation qui a été pendant de longues années la civilisation européenne, notre avance sur les autres pays étant considérable et notre prestige politique aidant à répandre notre langue et nos arts ».
  • Napoléon, « aigle foudroyé » depuis la polémique de 2005 autour du bicentenaire de la bataille d’Austerlitz11.
  • Charles de Gaulle, ce « bâtisseur ignoré », en particulier le président de 1958, soupçonné par la gauche, selon Valeurs Actuelles, de vouloir rétablir, avec la Cinquième République, une forme de royauté.

SAINT LOUIS ET PHILIPPE DE VILLIERS

Plutôt qu’un article sur Louis IX, ou une référence à l’édition en poche de la fabuleuse biographie signée Jacques Le Goff12, le journaliste Éric Branca propose de célébrer le travail de Philippe de Villiers sur le roi capétien13. L’ancien ministre, ami du théoricien du génocide vendéen Reynald Secher, est comparé ici à Plutarque ! Branca ne peut s’empêcher une allusion au débat sur le mariage pour tous, « loi piétinant plusieurs millénaires d’acquis anthropologiques », et résume la thèse de de Villiers sur le Capétien. On croit rêver quand il affirme que le Moyen Âge était la période durant laquelle « la laïcité marchait main dans la main avec la piété » ! Villiers a également une vision quelque peu surprenante des croisades, motivées par « la défense de la liberté de conscience des chrétiens d’Orient face à une forme de totalitarisme14 » !

LA « NOUVELLE HISTOIRE » DE DIMITRI CASALI

Bouquet final de ce dossier sur l’enseignement de l’histoire, une interview de Dimitri Casali, appuyée sur une enquête récente (et contestée) faisant état d’une baisse de niveau des collégiens en histoire.

Dans cet entretien, Casali déroule son discours habituel, sur lequel il n’est pas utile de s’attarder : l’histoire ne passionnerait plus les élèves car elle aurait abandonné le « récit plein d’émotion et de fureur » au profit des « courbes statistiques » issues d’une « mauvaise réception de l’enseignement de l’école des Annales ». Autres coupables : la repentance et le politiquement correct pour complaire aux « nouvelles populations d’élèves, celles qui refusent d’entrer dans une cathédrale ». Il milite lui pour « une nouvelle histoire, équilibrée et sereine », et en profite pour défendre Lorànt Deutsch contre les attaques, se réjouissant de la transe qui emporte le comédien quand il touche une pierre de la cathédrale de Saint-Denis.

L’ICONOGRAPHIE HISTORIQUE DE VALEURS ACTUELLES

Image 4 : "Valeurs Actuelles", 5 décembre 2013, p. 29. Mise en avant par l'iconographie d'une histoire coloniale catholique et foncièrement positive.
Image 4 : « Valeurs Actuelles », 5 décembre 2013, p. 29. Mise en avant par l’iconographie d’une histoire coloniale catholique et foncièrement positive.

Les choix iconographiques de Valeurs actuelles appuient le propos de fond et en disent parfois plus long que les textes. Outre la couverture (image 2), reprenant une gravure de Charles Martel non datée, mais faite d’après un modèle de Georg Bleibtreu (1828–1892), l’hebdomadaire reprend également deux peintures sur toile du XIXe siècle afin de parler de Vercingétorix (celle de Lionel Royer déjà repris dans le Dictionnaire amoureux de l’Histoire de France de Max Gallo) et du cardinal Richelieu (celle de Henri Paul Motte réalisée en 1881). S’ajoute à cela sur une double page quelques extraits tirés, selon Valeurs actuelles, d’un manuel d’histoire des années 50 que nous n’avons pas pu identifier (image 4). Ce choix n’a rien d’anodin. Sur les cinq pages, il est surtout question, on ne s’en étonnera pas, de grandes figures de l’histoire nationale. Néanmoins, la page au premier plan traite de la colonisation, sujet qui n’est pas mis en avant dans le dossier et qui n’apparaît qu’au rez-de-chaussée d’une des pages finales (p. 34), dans un court encart. On comprend facilement que le propos iconographique est inverse. Il s’agit au contraire de mettre en avant la réhabilitation d’une image essentiellement (voire uniquement) positive de la colonisation, qui se résumerait à l’action humaniste de missionnaires catholiques.

Image 5 : "La France - Histoire curieuse et insolite." Une imagerie passéiste dans laquelle le professeur pointe à deux élèves (deux garçons) directement vers le grand homme du passé.
Image 5 : « La France – Histoire curieuse et insolite. » Une imagerie passéiste dans laquelle le professeur pointe à deux élèves (deux garçons) directement vers le grand homme du passé.

Le choix de ces images a ainsi comme fonction de plonger le lecteur dans une forme de nostalgie. La pratique n’est pas nouvelle. Lors de la dernière rentrée, Le Figaro Histoire avait ainsi rempli son dossier sur l’enseignement de l’histoire d’illustration de Job (1858-1931). Nous remarquons néanmoins que l’année 2013 marque un accroissement de ce type de pratique, comme le montre la réédition du Petit Lavisse sous forme de fac-similé, mais aussi la parution aux éditions Ouest-France d’un ouvrage intitulé La France Histoire curieuse et insolite. La couverture de ce dernier ouvrage s’évertue à donner une image idéalisée d’un passé où tout allait bien, où les élèves obéissaient à leur maître d’école (image 5 – les personnages, d’ailleurs, semblent tout droit sortis des années 5015). Face à un présent complexe, nécessitant une réflexion importante, face à une histoire qui elle aussi se complexifie, la nostalgie mémorielle devient aussi, et peut-être surtout, un repère facilement commercialisable.

Valeurs actuelles justifie le choix de ces images en expliquant qu’il s’agit de « repères parfois naïfs, mais nécessaires à la conscience nationale. » Sans entrer dans le débat de fond (l’histoire a-t-elle comme seule fonction de créer de la conscience nationale ?) notons simplement que la conception d’images scolaires n’est pas un choix naïf, mais au contraire, un projet mûrement réfléchi16. Représenter Vercingétorix et Clovis avec des accoutrements similaires (notamment le casque ailé) marque ainsi une continuité entre les deux personnages. Représenter Jeanne d’Arc durant l’épisode des voix plutôt que sa confrontation au dauphin révèle aussi un parti pris des concepteurs du manuel. Faire une pareille analyse relève de l’histoire la plus basique, facilement accessible à tous. Une ambition qui n’est pas celle de la rédaction de Valeurs actuelles, qui préfère vendre des mythes nostalgiques à ses lecteurs.

UNE RADICALISATION

Ce dossier de Valeurs Actuelles sur l’enseignement de l’histoire n’apporte finalement pas grand-chose au discours des historiens de garde. Sur le fond, ce n’est guère différent de L’Express ou du Figaro Histoire. Par contre, le discours se clarifie et les cibles encore plus clairement identifiées : la gauche et l’immigration. Enfin, les sources du discours deviennent de plus en plus claires : c’est chez les Identitaires et Renaud Camus que Valeurs Actuelles et Dimitri Casali vont puiser leur inspiration et leur grille d’analyse. On peut donc légitimement s’interroger ? Pourquoi Dimitri Casali continue-t-il d’être invité dans les médias de masse comme « spécialiste de l’enseignement de l’histoire », avec pratiquement jamais quelqu’un pour lui porter contradiction. Et pourquoi Vincent Badré a-t-il participé au dernier numéro de la revue Le Débat, dirigée par l’historien Pierre Nora17 ?

Christophe Naudin & William Blanc

  1. Voir à ce titre « “Valeurs actuelles”, le cabinet noir de la droite dure », lesinrocks.com, 12 novembre 2013.
  2. Voir « Révoltez-vous non de Dieu », Bdvoltaire.fr, le 10 septembre 2013.
  3. Idem.
  4. On remarquera au passage que les Identitaires (groupuscules d’extrême droite) ont été à notre connaissance les premiers à avoir employé le terme « d’effacement » à propos de l’histoire, en août 2010. L’oubli de la « cathédrale » souterraine où officiait saint Denis (qu’aurait redécouvert Lorànt Deutsch) par les pouvoirs publics serait une trace, selon eux, « la preuve de l’effacement progressif de ces “traces identitaires”. » Voir au sujet de cette pseudo cathédrale le chapitre I des Historiens de garde et la page bonus qui lui est consacré sur notre site.
  5. Le dossier se situe p. 28-36 du magazine. Toutes les citations, sauf indication contraire, sont tirées de ces pages.
  6. Voir cet article du site lafautearousseau.hautetfort.com relatant la venue de l’acteur et du prétendant à la basilique de Saint-Denis. Cette rencontre semble avoir lieu lors du tournage de Métronome TV en 2012.
  7. La conclusion de l’article enfonce le clou. Le problème est bien l’étude d’autres civilisations, africaines notamment, mais plus encore de l’Islam. Dans une référence implicite à la thèse de Sylvain Gouguenheim, Fabrice Madouas caricature l’enseignement d’un Islam savant ayant eu un rôle important dans le développement scientifique de l’Europe, et fait croire qu’en 6e (alors que l’Islam est abordé en 5e) on apprend aux enfants que l’Islam n’a progressé que grâce à sa tolérance.
  8. À part un petit encart sur Jeanne d’Arc.
  9. Sa figure est toutefois remplacé par celle de Roland, tué à Roncevaux par des Sarrasins en 778. Or, il est admis aujourd’hui que Roland avait plutôt affronté des Vascons.
  10. Journaliste d’Action française mort en 1936, qui reste LA référence, peu avoué, des historiens de garde. Voir Les Historiens de garde, chapitre V.
  11. Lancé notamment par Max Gallo. Voir l’article suivant.
  12. Saint Louis, Gallimard, 1996.
  13. Quoi de plus normal, le journaliste ne’est rien de moins que le biographe de l’ancien ministre, Le mystère Villiers, Éditions du Rocher, 2006.
  14. Pour un vision un peu plus sérieuse des croisade, on lira avec plaisir le petit livre d’Alessandro Barber, Histoires des croisades, Flammarion, 2010.
  15. Le contenu, lui aussi, est fait pour plonger le lecteur dans une image idéalisée de l’école de l’Après-guerre. Comme l’explique une note du site plus.lefigaro.fr (le 9 janvier 2013) : « Les auteurs, tous les deux professeurs d’histoire, ont voulu retracer l’évolution historique de la France, à la manière des très anciens manuels qui mettaient très naturellement l’accent sur les dates, les lieux, en faisant appel à la mémoire. De nombreuses cartes pour montrer l’évolution géographique de la nation. Des dates – et des jeux pour les mémoriser de façon amusante. Des reproductions de  » bons points » sont prévus pour les  » élèves méritants » ! » Texte en gras souligné par nos soins.
  16. Y compris en optant pour une représentation « naïve » des événements.
  17. Notons néanmoins que Pierre Nora a eu des mots très durs à l’encontre du numéro de Valeurs Actuelles dont nous parlons dans l’émission La Grande Table, France Culture, 6 décembre 2013. « C’est pas vrai que l’histoire est massacré dans l’enseignement. Absolument pas. Elle est cultivée, elle est difficile, elle est compliquée… elle n’est pas massacré, c’est absurde. C’est (la couverture de Valeurs actuelles. NdA) inspiré par un nationalisme archaïque, béat, désuet et grotesque. »

Novembre et décembre : à la rencontre des auteurs des « Historiens de garde »

Le crieur François, Estampes, 1693 (source : Gallica. BnF).
Le crieur François, Estampes, 1693 (source : Gallica. BnF).

De quoi débattre, de quoi lire, de quoi parler. Venez nombreuses-eux !

  • mardi 19 novembre à 19h30, débat à la librairie coopérative Envie de Lire, 16 rue Gabriel Péri à Ivry-sur-Seine (Métro : Mairie d’Ivry – RER C : Ivry sur Seine).
  • samedi 23 novembre à 15h, débat dans la salle haute de l’Hôtel Dieu de Provins (Seine-et-Marne) à l’invitation de la Société d’Histoire et d’Archéologie de l’Arrondissement de Provins.
  • samedi 30 novembre, de 10h à 17h, table de presse et débat dans le cadre des 3e Rencontres d’’histoire critique, à l’espace Grésillons, 28, rue Paul-Vaillant-Couturier, Gennevilliers, à l’invitation de l’Université populaire 92 et des Cahiers d’Histoire – Revue d’Histoire critique.
  • jeudi 5 décembre à 19 heures, débat avec les auteurs des Historiens de garde et Benoît Bréville (Le Monde Diplomatique) dans le cadre des jeudis d’Acrimed, à la Bourse du travail de Paris, 3, rue du Château-d’Eau, Paris 10e (métro République).
  • samedi 7 décembre, de 14h à 18h, table de presse et débat dans le cadre des 66e Journée Dédicaces de Sciences Po, le salon littéraire de Sciences Po, 27 rue Saint Guillaume, Paris 6e.
  • lundi 9 décembre à 18h, débat à la librairie Ombres Blanches, à Toulouse (Haute-Garonne), 50, rue Gambetta, Métro Capitole.

Historiens de garde et polémique « Lorànt Deutsch » : un bilan médiatique et politique

Cette nouvelle rentrée a été très chargée sur le plan médiatique pour nos historiens de garde. Évidemment, la sortie du nouvel opus de Lorànt Deutsch, Hexagone (Michel Lafon), a accaparé une bonne part de l’attention, mais il ne faut pas oublier qu’elle venait après celle du Lavisse augmenté de Dimitri Casali (Armand Colin), et en même temps que le nouveau Jean Sévillia, Une histoire passionnée de la France (Perrin). Cette offensive a d’abord été menée de concert entre historiens de garde, Deutsch partageant une interview avec Jean Sévillia dans le Figaro, Dimitri Casali étant invité par Franck Ferrand et Stéphane Bern, qui offrira également tribune au comédien. Plus intéressant encore, la réception médiatique de ces livres, et surtout la façon avec laquelle les principaux médias ont relayé et commenté les critiques contre les historiens de garde, notamment la polémique sur Lorànt Deutsch et sa façon de présenter la bataille de Poitiers. Où l’on a vu un fort contraste entre internet et les mass médias.

SOLIDARITÉ ENTRE HISTORIENS DE GARDE

Nous avons développé précédemment la façon avec laquelle les historiens de garde se sont soutenus mutuellement en septembre, à l’occasion de la sortie du dernier Dimitri Casali, puis avec les contrevérités d’un Franck Ferrand ou d’un Stéphane Bern sur les allégements des programmes d’histoire.

Cette complicité s’est logiquement confirmée avec la sortie du livre de Lorànt Deutsch, Hexagone. S’il n’a pas été (encore) invité chez Franck Ferrand, le comédien a eu en revanche l’oreille et les compliments de Stéphane Bern (« À la bonne heure », RTL, 3 octobre 2013), tutoiements à l’appui, et soutien entre royalistes affirmé.

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Le groupe Figaro a continué sa promotion de l’histoire de garde, d’abord en offrant une interview croisée entre Lorànt Deutsch et Jean Sévillia, avec pour cible principale l’enseignement de l’histoire, puis par un éloge du journaliste dans les pages du Figaro Histoire. Le comédien a lui aussi eu les honneurs, seul, du journal de Dassault, par une interview (27 septembre), puis par une carte interactive (11 octobre).

Franck Ferrand, à son tour, a apporté son soutien à Lorànt Deutsch au sujet de la bataille de Poitiers, affirmant :

Entre Nasr E. Boutamina qui affirme que la bataille n’est qu’un mythe, et Lorànt Deutsch qui défend sa réalité, tout en relativisant ses conséquences [NDA : notons que jamais le comédien ne « relativise » les conséquences de la bataille, bien au contraire], j’aurais tendance, pour ma part, à pencher du côté du second1.

En revanche, Lorànt Deutsch ne s’attendait pas forcément à avoir le soutien d’un autre historien de garde que nous évoquons dans notre livre, Éric Zemmour. Répondant au journaliste Laurent Bazin, qui lui demande « A qui la faute de la montée du FN ? », l’éditorialiste plaint « le pauvre Lorànt Deutsch » au bout d’une tirade dont il a le secret, et qui n’a rien d’anodine :

Les journaux cachent désormais les patronymes des délinquants […] D’autres professionnels patentés des droits de l’Homme expliquent doctement que c’est la faute au 11 septembre, et des historiens mettent au pilori le pauvre Lorànt Deutsch qui dans son dernier livre décrit la bataille de Poitiers en 732 avec des Sarrasins pillards et massacreurs. Il est bien connu que l’Islam a conquis alors la moitié de la planète (sic) en jetant des roses sur les populations énamourées2.

Que les historiens de garde se soutiennent et s’invitent les uns les autres n’est pas une surprise. En revanche, difficile de ne pas s’inquiéter de la façon avec laquelle les autres médias, et plus particulièrement la télévision et la radio, ont commenté la polémique sur la bataille de Poitiers, et donné à Lorànt Deutsch une tribune ouverte sans quasiment aucun avis contradictoire.

L’OFFENSIVE MÉDIATIQUE DE LORÀNT DEUTSCH

L’offensive médiatique de Lorànt Deutsch était programmée, et il est permis de penser que, sans « l’affaire bataille de Poitiers », le comédien aurait une nouvelle fois pu dérouler son discours sans aucune relance ou question gênante. Dans les deux semaines suivant la sortie de Hexagone, seul internet a accueilli les critiques du livre de l’acteur à travers une tribune dans le Huffington Post, un article de fond sur notre site (prolongeant seulement le papier paru sur le Huff), et une interview sur Bibliobs ont été publiés. Le comédien, lui, a pu faire la promotion de son livre, et asséner ses mensonges (notamment sur le prétendu engagement politique de ceux qui le critiquent) sur une batterie impressionnante de médias : Le Figaro, France Info, France Inter, RTL, Europe 1, France 5, France 2, Canal Plus, sans parler de la dépêche AFP reproduisant son discours qui a fait le tour des sites internet des journaux comme Le Point ou L’Express. Il a été également ouvertement défendu par des médias internet, comme les sites Atlantico.fr, Causeur.fr, et le très droitier Bdvoltaire.fr ou dans les pages du journal Valeurs Actuelles. Le site du magazine Historia s’est même fendu d’un curieux article (signé Vincent Mottez), qui prétendait chercher les erreurs reprochées à Deutsch dans Hexagone, alors que cela n’est en rien le fond des critiques…

"Le Decaux rigolo". Le sous-titre est là pour rendre sympathique L. Deutsch et son discours.
« Le Decaux rigolo ». Le sous-titre est là pour rendre sympathique L. Deutsch et son discours.

LES CHIENS DE GARDE À LA RESCOUSSE DE L’HISTORIEN DE GARDE

Nous avons pu assister à une sorte de remake de ce que nous avions remarqué en avril dernier, quand Lorànt Deutsch avait pu bénéficier de l’accueil complice de Maïtena Biraben sur Canal Plus. Mais en bien plus massif.

Lorànt Deutsch a globalement choisi quatre stratégies pour répondre :

  • Affirmer que ceux qui le critiquent sont une poignée de militants politiques encartés au Front de Gauche, manipulés ou envoyés par Alexis Corbière. Ils sont aussi jaloux et veulent se faire connaître.
  • Continuer à jouer sur la confusion conteur/historien/relais d’historiens, tout en affirmant son amour de la France et son impératif de transmission de l’histoire.
  • Refuser de se présenter comme militant ou idéologue, tout en faisant régulièrement l’apologie de la monarchie, défendant une vision de l’histoire de France qui n’a rien de « neutre ».
  • Une façon ambiguë d’assumer son point de vue sur la bataille de Poitiers, se réfugiant derrière « des historiens » (un en fait, Jean Deviosse, dont il simplifie la thèse), tout en déclarant qu’on ne le critique que sur une page du livre (seize en fait, en attendant la suite).

Pour dérouler son discours, Lorànt Deutsch a une méthode bien à lui : il assomme son interlocuteur de son débit rapide (censé montrer sa « passion »), n’hésite pas à dire tout et son contraire dans la même phrase (voire à nier des choses qu’il affirme dans son livre) ou d’une émission à l’autre, tout en distillant ses vérités de façon régulière. Une impression de confusion, trompeuse au final. Car l’essentiel est là, il a fait passer ce qu’il voulait dire, sur ceux qui l’attaquent tout comme sur sa vision de l’histoire et de la France.

Il peut compter pour cela sur certains journalistes ou animateurs, passifs, maladroits, quand ils ne sont pas carrément complices. Et qui parfois le défendent sans même l’inviter, empruntant ses arguments mot pour mot3. Aucun, par exemple, ne lui a demandé d’où sortait-il l’information selon laquelle les historiens qui l’attaquent sont d’extrême gauche. Aucun n’est venu vérifier auprès des intéressés. Quand, dans une émission, il se dit « historien », mais pas « universitaire » (et l’on sait le mépris qu’il a des universitaires, sauf évidemment pour les prendre comme caution quand ça l’arrange), et dans l’autre il affirme au contraire qu’il n’est « pas historien », mais « conteur », aucun journaliste ou animateur n’est là pour pointer la contradiction et lui demander un éclaircissement. Quand il refuse d’être montré comme un militant royaliste, mais qu’il enchaîne par une apologie des plus grandes démocraties européennes, « comme par hasard toutes des monarchies constitutionnelles », il n’a face à lui que sourires béats. Enfin, alors qu’il prétend parler de la bataille de Poitiers dans une seule page de son livre, et s’appuyer sur des travaux d’historiens, on cherche les précisions des animateurs (seulement une page ? Quels historiens ?), et les relances sur son adhésion à la théorie du choc des civilisations (qu’il nie sur France 2…). Évidemment, ne demandons pas à ces grands professionnels de relever les énormités historiques qu’il enchaîne à chaque émission, comme récemment l’origine du mot sans-culotte ou « Tours et Poitiers phares de la religion chrétienne » chez Ardisson sur Canal Plus, après le non moins fameux « Clovis athée » d’avril 2012 sur France Inter

Trois émissions ont été symptomatiques de ce traitement biaisé. Sur France 5 (chaine de la version télévisée du Métronome, ceci expliquant peut-être cela), dans le « C à vous » d’Anne-Sophie Lapix, ancienne journaliste devenue animatrice people ; sur France Info ensuite, chez Bernard Thomasson, où nous avons eu droit de poser une question (mais relayée, mal, par l’animateur), à laquelle Deutsch n’a pas répondu, sans que l’animateur ne le relance ; enfin, sur France 2, chez Laurent Ruquier, probablement l’épisode le plus éclatant de cette collusion entre chiens et historiens de garde. Nous renvoyons au remarquable article de Damien Boone sur Médiapart pour une analyse complète de l’émission, mais pour résumer on peut dire que les rôles ont été bien tenus : Natacha Polony a logiquement soutenu le comédien, malgré quelques réserves ; Aymeric Caron l’a assez vertement critiqué, mais avec un manque flagrant de munitions ; quant à Laurent Ruquier, il a fait preuve d’une complicité people que même Maïtena Biraben n’avait pas osée !

INTERNET, LES GUIGNOLS… QUELQUES ESPACES CRITIQUES

Le contraste a été flagrant dans le traitement de cette polémique entre les mass médias (télévision, y compris voire surtout publique, et principales radios) et internet. C’est en effet sur le web, et particulièrement sur les réseaux sociaux, que les articles critiques ont énormément circulé, avec le lot habituel de trolls et de tweets outranciers bien entendu. C’est aussi sur le net que les soutiens politiques à Deutsch, notamment ceux venant des Identitaires et de l’extrême droite, ont été le plus clairement affirmés. Reste qu’il est bien difficile de jauger l’impact réel d’internet sur le grand public, surtout en comparaison avec la télévision, et dans une moindre mesure la radio. Le web reste probablement une niche (en désordre qui plus est), quoi qu’on en dise, et si la télévision y puise certains de ses sujets, en particulier les polémiques, elle les passe au tamis pour le plus souvent purger ce qui pourrait menacer le discours dominant. Et c’est elle qui continue de toucher le plus grand nombre. Notons tout de même l’excellent reportage de France 3 Poitou-Charentes, qui a donné la parole à un historien local critiquant Deutsch, et fait le parallèle avec l’occupation de la mosquée de la ville par les Identitaires…

Quelques relais aux critiques sont cependant passés çà et là, permettant de sortir de l’omniprésence du discours unique de Deutsch et des autres historiens de garde. En premier lieu, sur France Culture, dans « La Fabrique de l’Histoire », et au « Grain à Moudre », où Aurore Chéry a pu s’exprimer, certes face à un historien de garde, Jean Sévillia, bien timide et loin d’assumer ses écrits ce jour-là. Sur France Inter, Guillaume Erner n’a pas invité d’historien pour parler de vulgarisation de l’histoire (Lorànt Deutsch aurait semble-t-il refusé de se retrouver face à certains d’entre eux…), mais le comédien a dû faire face à un François Reynaert sans aucune complaisance à son égard. Sur la radio Le Mouv’, au tout début de la polémique, l’animateur Thomas Rozec s’est fendu d’un édito assez cinglant et ironique.

Parmi les journaux, on peut citer Les Inrocks, ou Télérama, jusque-là hors de la polémique, qui a publié un décadrage peu aimable envers le comédien, même s’il relativise la pertinence des critiques à son égard. Le magazine Marianne a également critiqué l’angle choisi par Deutsch dans son livre. Et des journaux locaux (comme L’indépendant) ont dénoncé la façon avec laquelle le comédien traite de la bataille de Poitiers.

Enfin, et cela n’a certainement rien d’anodin, « Les Guignols de l’Info » se sont intéressés à cette histoire. Déjà, au printemps dernier, ils avaient diffusé quelques sketches se moquant du tout commercial de Métronome (le GPS Métronome, le Monopoly Métronome,…) et du côté « vieux jeune » de Deutsch. Ils ont franchi un cap avec « L’histoire par un Nul : 2000 d’archives revisitées en 2 jours d’écriture », sketch décliné plusieurs fois (et ce n’est sûrement pas fini).

Le bilan médiatique de cette rentrée des historiens de garde pourrait donc se résumer ainsi : ils gardent leur puissance de feu médiatique grâce aux chiens de garde, en tenant toujours l’essentiel des mass médias. Mais, quand on parvient à déclencher un contre-feu plutôt que de rester spectateur ou de refuser d’entrer dans le jeu médiatique, le relais se fait, principalement sur internet, et parvient peu à peu à infuser. Il est encore trop tôt, cependant, pour savoir quel sera le véritable impact de cette polémique. Et Hexagone sera certainement l’un des livres les plus offerts durant les fêtes, une fois de plus. Les gens en sauront en revanche un peu plus sur la nature de son propos et sur les buts de son auteur.

LES SOUTIENS POLITIQUES : UN PEU PLUS LOIN SUR LA DROITE

Du côté des politiques, les plus en vue qui avait soutenu Lorànt Deutsch et son Métronome, comme Bertrand Delanoë ou Robert Hue, se sont montré discrets. Seuls se sont exprimés, tout comme lors de la polémique de juillet 2012 à la mairie de Paris, nombres de groupes d’extrême droite, et non des moindres, pour défendre le contenu d’Hexagone.

C’est sur twitter que les soutiens se sont affichés le plus clairement. Ainsi, Fabrice Robert, président du Bloc Identitaire jadis condamné pour négationnisme, s’est-il changé en véritable VRP d’Hexagone dès sa sortie, le 30 septembre 2013, en déclarant : « Les biens-pensants ne l’aiment pas. Procurez-vous vite Hexagone, le dernier livre de Lorànt Deutsch. »

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Propos immédiatement repris par Guillaume Delefosse, responsable local cannois du Bloc Identitaire, preuve que le soutien au livre de Lorànt Deutsch n’est pas la lubie d’un membre, mais bien d’une stratégie bien définie d’un groupe politique qui n’avait pas hésité à reprendre les inventions de l’acteur quant à la cathédrale souterraine fondée par saint Denis4.

Image 7

Lorànt Deutsch, on le sait, ne cesse de crier sur tous les toits qu’il « déteste la manière dont l’extrême droite récupère et instrumentalise [son] travail pour faire parler d’elle. » comme ici au Point, le 14 octobre 2013. Il n’empêche, aucun des journalistes qui le reçoivent ne semble s’interroger sur les raisons qui poussent une partie de cette famille politique à se servir des livres de l’acteur comme porte étendard.

La réponse est pourtant simple et vient des rangs du Front National. Si le parti n’a pas soutenu officiellement Lorànt Deutsch, des militants et des sections locales ne s’en sont pas privés. Ainsi, le compte twitter officiel du FN Charente-Maritime (17) déclare ironiquement que « Lorànt Deutsch aggrave son cas et ose parler de notre identité. » Sans doute cette section a-t-elle apprécié le soutien de l’acteur à la théorie du génocide vendéen5, qu’une proposition de loi du 16 janvier 2013 soutenue par Marion Maréchal-Le Pen visait à faire reconnaître.

Lorant_deutsch_front_national

Mais la réaction la plus instructive reste celle de Karim Ouchikh, conseiller de Marine Le Pen à la Culture, à la Francophonie et à la Liberté d’expression6 qui, a travers son compte Twitter, le 14 octobre 2013, plaint un Lorànt Deutsch « encore victime de la détestable pensée unique. »

Karim_Ouchikh_Lorant_Deutsch

Karim Ouchikh est une des rares figures lepénistes à s’exprimer régulièrement sur l’Histoire et à ébaucher un semblant de discours sur la discipline et son enseignement. Ainsi, le 27 décembre 2012, déplorant l’arrêt du projet de Maison de l’Histoire de France initié par Nicolas Sarkozy, écrit-il sur le site officiel du Front National que :

La France a besoin de ressouder nos compatriotes, si désemparés par ces temps de crise, autour d’un roman national fédérateur, d’une histoire qui tourne le dos aux innombrables accès de repentance qui contaminent tant les discours officiels actuels, d’un récit passionné dont le contenu éminent ne se confondrait pas avec les disciplines historiques scientifiques qui doivent être sanctuarisées.

On l’aura compris, dans l’esprit de Karim Ouchikh, les disciplines historiques doivent être sanctuarisées, c’est-à-dire réservées à une petite élite ghettoïsée. Le reste de la population aura, quant à lui, accès un roman national défini comme un « récit passionné » s’opposant (« qui ne se confondrait pas ») avec l’histoire scientifique. Bref, un récit identitaire et passionnel, faisant peu de cas de la nuance scientifique, cher à l’ensemble des historiens de garde, Lorànt Deutsch compris7.

Mais de quel récit parle-t-on ? Karim Ouchikh ne fait pas grand mystère du contenu de ce « récit passionné ». Ainsi, sur le site ripostelaique.com le 19 mars 2012, explique-t-il que :

Si elle veut défendre et faire partager son modèle de civilisation, la France ne fera pas l’économie, ensuite, d’un examen de conscience authentique, ce qui la conduira à discerner et à assumer politiquement les traits profonds de son identité. Chacun devra reconnaître ainsi que le modèle singulier de notre pays repose sur quelques caractères intangibles, encore vivaces, que nul ne saurait lui discuter : un héritage historique indivis qui comporte une dimension chrétienne prééminente ; l’unité sourcilleuse d’un territoire dont la cohérence géographique se conjugue à la diversité de ses terroirs ; le poids déterminant d’un État puissant qui assume pleinement sa fonction régulatrice.

L’Histoire, selon le conseiller de Marine Le Pen, n’est qu’une manière de prôner le retour à une société chrétienne :

En somme, dans la compréhension du modèle de civilisation de la France, – l’« être français » en quelque sorte – l’affirmation de la prééminence de l’identité chrétienne de notre pays me paraît centrale, ce qui n’est en rien inconciliable avec le principe de laïcité qui impose aux pouvoirs publics une obligation de neutralité à l’égard des religions : dès lors, si les religions demeurent égales en droit, d’un point de vue strictement réglementaire, elles ne sauraient l’être en réalité dans l’esprit des Français, au regard de la mémoire de notre pays…

Karim Ouchikh prône ainsi la célébration d’une France par essence chrétienne8. Ce discours n’est pas sans rappeler les propos de nombre d’historiens de garde, de Max Gallo à Lorànt Deutsch, qui affirmait ainsi en juillet 2012 que « la religion est le creuset de notre identité »9.

Si Lorànt Deutsch n’est ni adhérent au Front National ou au Bloc Identitaire, remarquons pour conclure, que ces derniers ne récupèrent pas l’acteur insidieusement, en détournant un propos malencontreux. Ils se reconnaissent au contraire dans son récit mythifié et identitaire d’une France éternelle qui fait avancer, grâce à la complicité ou à la passivité de la très grande majorité des médias audiovisuels, les idées d’une extrême droite décomplexée.

William Blanc et Christophe Naudin

  1. La Nouvelle République, 22 octobre 2013
  2. RTL, 10 octobre 2013
  3. comme par exemple l’équipe d’Ariane Massenet, sur D8, le 11 octobre
  4. Voir « La cathédrale au fond du parking » dans Les Historiens de garde, p. 51-62, notamment p. 59-60.
  5. Voir Les Historiens de garde, p. 75-78.
  6. Rappelons au passage que, pour beaucoup de cadre frontiste, la « liberté d’expression » passe par l’abolition des lois mémorielle, notamment celles concernant la Shoah.
  7. Voir Les Historiens de garde, p. 24-26.
  8. Caractéristique que chaque Français se devrait de reconnaître dans son « esprit » (est-ce à dire que ceux qui ne se reconnaîtraient pas dans ce christianisme historique seraient de mauvais citoyens ?)
  9. Voir Les Historiens de garde, p. 78-83.

Le Figaro Histoire : un vrai conte de fées…

Figaro Histoire Bainville SévilliaLa rentrée 2013 est décidément riche en émotions. Après Dimitri Casali et Franck Ferrand, voilà que les historiens de garde bénéficient à nouveau d’un soutien médiatique de poids avec le groupe Le Figaro.
Lorànt Deutsch a ainsi bénéficié de la couverture du Figaro magazine pour faire passer sa vision rétrograde de l’histoire (de France, forcément de France, le reste n’existant pas). Mais c’est surtout le Figaro Histoire n° 10 (octobre 2013) qui s’illustre dans le merveilleux. Oui, le merveilleux, vous avez bien lu. Car le Figaro Histoire s’apparente à un véritable conte de fées.
Pas convaincus ? Laissez-moi vous expliquer.
On pourra tout d’abord s’étonner qu’une publication historique consacre son éditorial à un panégyrique d’Hélie de Saint Marc, figure de l’Algérie française, décédé en août 2013. Sans doute que l’actualité des sciences historiques était à ce point vide qu’il a fallu au rédacteur en chef, Michel De Jaeghere, se creuser la tête pour célébrer un homme qui “appelait son interlocuteur aux réalités invisibles qui donnent sa valeur à l’existence”. Le conte de fées, round 1.

Jacques Bainville (1879-1936)
Jacques Bainville (1879-1936)

Quelques pages plus loin, voilà la longue interview accordée par Jean Sévillia en l’honneur de la publication de son nouveau livre : Histoire passionnée de la France1. Jean Sévillia ne risque pas grand-chose en occupant les colonnes du Figaro Histoire : il en est membre du conseil scientifique (et on se demande bien à quel titre). Aussi célèbre-t-il, sans la crainte d’être repris, Jacques Bainville, journaliste antisémite d’Action française, qui a commis plusieurs récits historiques durant l’entre-deux-guerres qui servent aujourd’hui de bréviaire à nombre d’historiens de garde, de Max Gallo à Lorànt Deutsch2. Pour le reste, les mensonges de Jean Sévillia ne surprennent plus. La réforme de l’histoire à l’école entretiendrait « l’idée folle que les Français d’origines sont des descendants de bourreaux et de criminels. » (p. 23), alors qu’ « On [mais qui est ce « on » ?] engage les enfants issus de l’immigration à se tourner vers leur passé communautaire » (idem)3. Des propos qui n’ont rien d’étonnant dans la bouche d’un homme pour qui l’histoire (de France) n’apprend qu’à “aimer par-dessus tout l’unité”. Pour l’esprit critique, pour la réflexion, pour la formation du citoyen, sans même évoquer la compréhension des sociétés passées, on repassera. Le conte de fées avant tout…
Mais pas le temps de souffler, car la magie continue. Voilà, p. 25, la célébration (on n’ose pas parler de critique) du livre de Patrice Gueniffey. Un historien, un pur, un vrai, nous rétorquera-t-on. Oui, un vrai historien qui a affirmé sans sourciller que Jacques Bainville n’était pas antisémite, aidant ainsi à la réhabilitation d’un homme dont l’œuvre “historique” faisait voir rouge des historiens comme Marc Bloch4. Pas étonnant que les travaux de Gueniffey (qui, dans sa biographie de Bonaparte, défend une histoire incarnée, comprenez, centrée sur un grand homme) bénéficie des largesses du Figaro Histoire.
Attendez, ce n’est pas fini. Voilà une double page consacrée au comédien Maxime d’Abboville (p. 36-37), qui a mis en scène une leçon d’histoire de France au théâtre dont le texte est à la fois inspiré de Michelet, mais surtout, de Bainville, cité deux fois, qu’il trouve “trop intelligent”5. Eh oui, toujours le même Bainville qui revient encore et encore. Y aurait-il un message subliminal derrière cette répétition ? Un Bainville que le comédien transmet aux enfants avec joie et qui, selon lui, déclare à la sortie du spectacle que “si ça se passait comme ça à l’école, ils s’intéresseraient plus à leurs cours”. Salauds de profs, ils ne comprennent rien aux contes de fées !

Photo du spectacle de Maxime d'Abboville "Histoire de France". Costume daté, baguette de maître d'école, carte de classe ancienne, tout est fait pour que le spectateur soit plongé dans une image d'Épinal fantasmant un âge d'or de l'enseignement de l'histoire en France.
Photo du spectacle de Maxime d’Abboville « Histoire de France ». Costume daté, baguette de maître d’école, carte de classe ancienne à la Vidal de la Blache, tout est fait pour que le spectateur soit plongé dans une image d’Épinal fantasmant un âge d’or de l’enseignement de l’histoire en France.

Au rayon des curiosités, on appréciera la tribune de Jean-Louis Thiérot, ancien député suppléant UMP qui avait osé, dans le n°4 du Figaro Histoire, attribuer une citation de Pétain à Marc Bloch, historien, juif et résistant. Enfin, notons en troisième de couverture une publicité pleine page pour l’émission « Au cœur de l’histoire  » de Franck Ferrand. Tiens, c’est bizarre, ce nom me dit quelque chose…
Certes, quelques historiens participent au Figaro Histoire. Mais le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il ne sont pas légion6. Notons néanmoins la participation de Christophe Dickès, spécialiste de… Jacques Bainville (encore lui !) qui expliquait à qui voulait bien l’entendre que le journaliste d’AF n’avait pas été pro-mussolinien. Pour le reste, la plupart des intervenants sont des journalistes qui gravitent dans les sphères de la droite catholique. Michel De Jaeghere est ainsi membre de l’association Renaissance catholique (voir le post-scriptum).
Et le conte de fées, dans tout ça ? Mais, ma foi, c’est évident. À l’instar de la citrouille changée magiquement en carrosse, voilà, grâce au financement d’un sénateur milliardaire7, un fanzine nationaliste déguisé en publication historique respectable. Ou un peu de magie Disney revisitée par Charles Maurras.

William Blanc

PS : Le site de l’association catholique intégriste Renaissance catholique s’est mué en VRP pour Jean Sévillia au point d’en faire une star de son salon du livre 2013 où seront aussi présents Christophe Dickès (décidément), Philippe de Villiers, mais aussi Jean-Yves Le Gallou, ancien du GRECE et du Front National.

Jean sevillia_renaissance catholique_Figaro Histoire

  1. Perrin, 2013.
  2. À propos de Jacques Bainville, voir Les Historiens de garde, chapitre V.
  3. Mais où est-il allé chercher tout ça ? Dans quels programmes, dans quels manuels ?
  4. Voir à ce titre Les Historiens de garde, p. 163
  5. Bainville est l’auteur le plus récent sur lequel s’est appuyé d’Abboville pour son spectacle, les autres étant Chateaubriand, Michelet et Victor Duruy.
  6. Dans le dossier consacré aux Étrusques, deux seulement ont été sollicités.
  7. Serge Dassault, pour ne pas le nommer.

Fakir : le retour du roman national de gauche ?

couve-banqueroute-400Un livre publié par des journalistes indépendants ayant pour but de démontrer les bienfaits de la taxation des rentiers et de critiquer la politique d’austérité actuelle n’a, a priori, rien à faire dans nos colonnes. On peine même à voir le lien avec ces historiens de garde qui assènent l’image d’une France éternelle (ou presque) construite à la force du poignet par des rois et des ministres énergiques. Et pourtant. En lisant le quatrième de couverture de Vive la banqueroute ! (Fakir éditions, 2013), on reste surpris par les formules employées par ces auteurs.

En dix brefs récits, ce livre raconte comment nos grands hommes (Sully, Colbert, Talleyrand, Poincaré, etc.) qui ont bâti l’État, qui ont leur statue sur les places de nos villes, ont régulièrement choisi, tout simplement, de ne pas payer rentiers et banquiers. […] Contre le fatalisme, l’histoire est une arme.

D’emblée, le projet, (qui, s’il n’a pas de « prétention scientifique » se veut tout de même un « travail sérieux ») est clair. Faire des événements historiques des réservoirs à arguments pour expliquer la situation contemporaine. Sont ainsi racontés dix banqueroutes, parfois très rapidement (cinq pages écrit gros) avec pour but de déceler ce qui serait une « tradition » (p. 11) française de lutte contre les rentiers ; quitte parfois à prendre quelques libertés avec les faits.

Le chapitre consacré à Philippe le Bel et au procès des Templiers est à ce titre exemplaire1. Voilà comment le roi capétien est dépeint :

Philippe le Bel prend au pauvre ? Soit. Mais sa politique est équilibrée : il mène également une chasse aux riches. (p. 29)

Et de citer parmi les riches les Lombards, les Juifs (« autre minorité fortunée, ou supposée telle » précise quand même l’auteur) mais surtout les templiers qui sont considérés comme « les banquiers de l’Occident » (p. 29) et qui auraient formé « un État dans l’État  » (p. 30). Tout à leur cause (et si justifiée soit-elle), les auteurs de Vive la banqueroute ! survolent à ce point le sujet qu’ils balaient d’un revers de mains les travaux récents montrant que les templiers n’étaient ni les banquiers de l’Occident, ni un État dans l’État2. Ils gomment ainsi de leurs analyses l’aspect religieux qui est essentiel à la compréhension de ces événements. La motivation économique n’était sans doute pas première chez Philippe le Bel, qui avait sans doute plus cure de devenir le véritable chef spirituel de son royaume que de lutter « contre les riches » (riche dont il faisait vaguement partie, notons-le au passage)3.

Pinaillage, nous rétorquera-t-on. Non. Gommer les différences entre les époques amène à des conclusions qui ne dépareraient pas dans un opus d’historien de garde. À nouveau, le passé de la France est vu comme une longue chaîne de continuité, comme une entité par essence unie et conduite par les grands hommes (« Henri II », « l’honnête Sully »). Les auteurs ont beau annoncer que :

Et l’on ne se berce pas d’illusions : ces banqueroutes, eux ne les ont pas menées pour le bien du peuple. (p. 15)

Deux lignes après, voilà qu’ils expliquent que « nos » grands hommes, malgré leurs défauts, ont construit l’État « par la spoliation des rentiers ».

Mais ainsi ont-ils construit l’État, ces grands hommes officiels : entre autres, par des banqueroutes régulières. Par la spoliation des rentiers. (p. 15)

La fascination pour les grands hommes n’est pas en France un monopole de droite. Tout un imaginaire de gauche reste attaché aux figures des hommes providentiels4. Cela explique sans doute qu’outre des livres assez datés (Jules Michelet par exemple, p. 67), les auteurs de Vive la banqueroute ! aient choisi de s’appuyer principalement sur des biographies (comme ils le revendiquent eux-mêmes p. 23).

Philippe le Bel figure d’ailleurs en bonne place dans cette tradition du roman national de gauche qui voit dans ce roi ennemi du pape Clément VIII un champion de l’indépendance nationale et un anticlérical5. En témoigne cette interview du journaliste par les Mutins de Pangée dans laquelle le passage consacré à Philippe le Bel est introduit par un extrait des Templiers de Stellio Lorenzi (1961), réalisateur proche du PCF, où le roi (joué par Jean-Pierre Marielle) explique que les Templiers sont un « État dans l’État  » (Pour une analyse plus complète de ce film, voir ce lien)

Si lutter contre l’austérité est bien compréhensible, si certains des arguments de Fakir touchent juste (notamment concernant les médias), il est triste de voir que certains militants, plutôt que de s’adresser à l’intelligence de leur auditoire, préfèrent donner dans une belle légende propre à émouvoir et à créer de l’adhésion. Il est pourtant possible de faire comprendre que l’austérité est un choix discutable (en parlant, comme Frédéric Lordon, du cas de l’Islande) sans en référer à une quelconque « tradition » nationale de grands hommes luttant contre les « riches ».
Dans la conclusion des historiens de garde, nous avions déjà affirmé que la solution au nouveau roman national conservateur ne pouvait être son pendant progressiste. C’est au contraire en ne simplifiant pas le passé qu’il est possible de comprendre la complexité du présent6. Pire qu’une régression, revenir au temps où les historiens républicains créaient des grands récits historiques pour emporter les suffrages des masses serait une défaite de l’intelligence.

William Blanc

Voir la présentation du livre sur le site du journal Fakir.

  1. Il a été écrit par François Ruffin.
  2. Voir à ce titre A. Demurger, Les templiers. Une chevalerie chrétienne au Moyen âge, Paris, 2008, p. 494-499.
  3. Voir pour cet aspect l’excellent article de J. Théry, « Une hérésie d’État. Philippe le Bel, le procès des ‘perfides templiers’ et la pontificalisation de la royauté française », Médiévales, 60, 2011, p. 157-186
  4. Voir J. Garrigues, Les hommes providentiels – Histoire d’une fascination française, Éditions du Seuil, 2012.
  5. Voir C. Amalvi, Le goût du Moyen âge, Paris, 1996, p. 115-118. On remarquera au passage que Jean-Luc Mélenchon fait de Philippe le Bel l’un de ses deux « héros » (avec Louis XI) dans une interview donnée sur France Culture en 2011. Voir ce lien à partir de 5’50 et 8’51.
  6. C’est-à-dire en ne se servant pas de l’histoire comme grille d’explication simplificatrice qu’il suffirait de calquer sur l’actualité.

« Le roman de l’Hexagone » par L’Express

Pour son numéro hors série de l’été, l’hebdomadaire L’Express propose sa vision deurl_imagegdHSLExpressn2 l’histoire de France, avec un titre éloquent : « Ces 1500 ans qui ont fait la France ». Alors que le magazine L’Histoire a publié un remarquable « Atlas de France », il est intéressant d’analyser comment L’Express, en s’appuyant sur des interventions d’historiens ainsi que sur des articles faits maison, compte transmettre une certaine histoire de France, qui présente toutes les caractéristiques du roman national. Par sa présentation générale et par petites touches, on sent transparaître l’idée de cette France éternelle, d’un destin écrit d’avance, mis en scène par de « grandes figures », au sein d’une « épopée ». Ce numéro n’en comporte pas moins quelques très bons articles. Il convient juste de l’aborder avec un certain recul.

Une histoire de France par les « régions »

Le choix de L’Express pour présenter son histoire de France a été celui du prisme des « régions ». Pas nos vingt-sept régions administratives, mais des régions qui ont plus de résonance historique ; elles sont au nombre de vingt : Normandie, Poitou, Toulouse et pays cathare, Dauphiné, Touraine, Aquitaine, Anjou, Provence, Bourgogne, Bretagne, Auvergne, Alsace, Roussillon, Franche-Comté, Flandre, Lorraine, Corse, Savoie-Nice, Outre-mer et Paris. Chaque partie est ouverte par l’interview d’un historien ou d’un spécialiste/amateur/passionné du coin, de François Neveux pour la Normandie à Maurice Gresset pour la Franche-Comté, en passant par Sandrine Lavaud (Aquitaine), ou Renée-Paule Guillot (auteur de Les ducs de Bourgogne : le rêve européen…). S’y ajoutent d’autres rubriques, notamment de courts billets sur les « grandes figures », sur ce que ces régions ont pu apporter à la France, et les lieux à visiter (sans doute en lien avec la parution en été). Un bon point à des (courtes) bibliographies proposées en fin d’entretiens, ainsi qu’à des chronologies.

On ne sait pas trop ce qui a dicté l’ordre de ces régions, mais chacune est présentée dans l’optique de son « rattachement » à la France, comme un puzzle se mettant lentement en place pour arriver à la forme idéale, l’hexagone. Car si indépendamment, une bonne part des articles est intéressante, c’est l’esprit général de ce numéro qui pose question.

Une couverture modèle du genre

Commençons logiquement par la couverture, et évidemment son titre, plus exactement ses titres : « Ces 1500 ans qui ont fait la France : des Mérovingiens à Napoléon III ». Le choix éditorial a donc été de faire « commencer » la France aux Mérovingiens. Si la collection Belin commençait aussi avec la dynastie de Clovis, son premier numéro s’intitulait La France avant la France. Ce choix n’est pas véritablement explicité ici, et il est même en partie en contradiction avec ce que dit Jacques Le Goff dans l’entretien qui introduit le numéro. Le médiéviste insiste sur une lente progression, mais surtout sur le fait qu’il n’y a pas d’idée de la France, et en particulier de l’hexagone, avant au moins l’époque moderne, même si Louis IX a eu un rôle important en devenant roi « de France ». Pour le « sentiment national », Le Goff est peut-être un peu rapide quand il affirme que « tous les historiens s’accordent à dire qu’il s’est structuré durant la Guerre de Cent ans », mais il relativise ce sentiment en pointant le fait que « les régionalismes demeurent vigoureux » au Moyen Âge. Le débat entre historiens sur le « sentiment national » est complexe et reste vif, mais le but de L’Express semble bien de montrer cette continuité entre Mérovingiens et Capétiens (puis Valois et Bourbons), une continuité « logique » puisque la France avait un destin. En ce qui concerne la fin choisie par l’hebdomadaire, Napoléon III, c’est en revanche un peu moins clair. Est-ce à dire que les Républiques n’ont pas fait la France (la Révolution est d’ailleurs quasiment invisible dans le numéro) ? Où seul compte le territoire et le moment où il a atteint ses frontières hexagonales « parfaites » ?

Le reste de la couverture donne également quelques indices sur les angles choisis : le tableau du mariage de Louis XIV avec Marie-Thérèse d’Autriche (Charles Le Brun) pointe l’importance centrale des souverains, et du plus « absolu » d’entre eux en tête ; les sous-titres nous renseignent sur le choix des régions pour présenter comment la France s’est construite, mais aussi le rôle des « grandes figures », dans le cadre d’une « épopée » faite de « conquêtes, [de mariages, d’intrigues et de traités] ». Tous les aspects d’un certain roman national.

Le destin et l’épopée d’une France qui a du génie, selon Christophe Barbier

Le hors-série de l'Express consacrée à l'histoire de la colonisation.
Le hors série de l’Express consacrée à l’histoire de la colonisation.

L’éditorial de Christophe Barbier est plus parlant encore. Petit détail amusant pour commencer, les deux petites fleurs de lys qui encadrent une citation « Une identité insaisissable et qui se dissimule ». Le titre ensuite, « Le pays qui s’appelle épopée ». On reconnaît bien là le style lyrique de l’éditorialiste, mais surtout l’envie de raconter une histoire, peut-être plus que l’histoire de la France. Pour lui « la France s’est fait un destin », elle est « d’âme et de couleur » (une « âme de la France » chère à Max Gallo), même si son histoire s’est écrite « en lettres de sang ». Heureusement, la France est un pays qui a du « génie », un « peuple qui toujours se relève quand on le croit défait ».

Pourtant, on cherche en vain le peuple dans ce numéro de L’ExpressPour Barbier, ce sont surtout les « artistes qui ont enluminé les villes et les mémoires », et les « politiques qui savent parfois hisser une nation au-dessus de son destin ». La France est bien entendu aussi « une idée », « un corpus de valeurs », une nation qui « ignore les origines des citoyens pour les faire siens s’ils adhèrent à la charte mystérieuse de la communauté nationale, c’est ainsi qu’elle décrète « bouts de France » les territoires les plus éloignés sur la planète ». Une vision quelque peu idyllique des relations de la France avec son outremer, une « région » d’ailleurs réduite en deux pages à « de précieux comptoirs commerciaux ». Guère étonnant quand on a lu le numéro spécial de L’Express consacré à la colonisation (L’Express, Grand Format, n°4, décembre 2012, dont nous parlons dans Les historiens de garde, p 219). Barbier termine en beauté, avec les « gênes » de cette France à la fois « fragile » et « indestructible ». Ce pourtant court éditorial se pose comme l’exemple parfait d’une certaine vision, non seulement de l’histoire de France (« la plus fabuleuse des épopées humaines »), mais de la France comme elle est, ou devrait être, dans l’esprit des historiens de garde.

La Bataille de Taillebourg, 21 juillet 1242, tableau d'Eugène Delacroix (1837).
La Bataille de Taillebourg, 21 juillet 1242, tableau d’Eugène Delacroix (1837).

« Le roman de l’Hexagone »

La double page qui ouvre le dossier prolonge l’édito de Barbier. Son titre, « le roman de l’Hexagone » parle de lui-même. Le choix du tableau de Delacroix représentant la bataille de Taillebourg, opposant Louis IX à Henri III, concentre les aspects principaux du roman national : épopée guerrière et grand homme. Le texte de même : « La France n’est pas née en un jour ! Il en a fallu des complots, des trahisons, des batailles – et des mariages – pour que l’Hexagone prenne forme », une « histoire à rebondissements, avec des héros nommés Philippe-Auguste, Saint-Louis, Louis XI, Vauban […], des ennemis héréditaires (sic), des frontières mouvantes […] ». Un hexagone « idéal », une « construction millénaire, région après région, charpentée de ténacité et de courage […] ». Comme si la construction de la France actuelle avait été un projet mûrement réfléchi et mis en place par les souverains successifs, malgré l’adversité. Les deux auteurs (Philippe Bidalon et Mylène Sultan) enfoncent le clou en affirmant que la France du XXIe siècle est « l’aboutissement d’une vision ancienne, ancrée sur la volonté irréductible de faire vivre la Nation ». Parler de nation sans dire un mot, ou si peu, sur la Révolution et la République semble assez étonnant.

Le reste du numéro, outre les bons articles déjà évoqués, comporte quelques choix confirmant l’angle du roman national. Nous l’avons dit, la présentation de « grandes figures », mais on a le droit également à de surprenantes expressions comme « la quintessence de la France » au sujet de la Bourgogne ! Cet esprit français qui serait celui de l’art de vivre, « du bien-boire et du bien-manger »…Quant à la Corse, elle est présentée comme une « amante irascible »…

Ce numéro de L’Express est donc à double fond. S’il est composé de nombre d’articles intéressants pris individuellement (notamment pour trouver des idées de vacances autour de l’histoire), il est construit et présenté par la rédaction de l’hebdomadaire comme le modèle type du roman national : une histoire de France, « roman » de la construction d’un hexagone qui sExpress_Casaliemble avoir « toujours été là », pour reprendre l’expression de Suzanne Citron, et fait de l’épopée de grands hommes, qui avaient une vision de cet idéal de territoire quand ils ont conquis peu à peu chaque pièce du puzzle. Le choix « d’oublier » la Révolution et le XXe siècle n’est certainement pas anodin non plus.

Même s’il est moins beau pour les yeux, on lui préfèrera « L’Atlas de la France » du magazine L’Histoire qui, s’il montre lui aussi la construction de la France (et pas seulement jusqu’au Second Empire), est bien loin de la vision téléologique de L’Express. Comme le dit Joël Cornette, « la France n’avait rien d’inévitable ».

Christophe Naudin

Note final : Remarquons au passage que Christophe Barbier et la rédaction de l’Express ont accueilli plusieurs fois dans leurs colonnes Dimitri Casali. Il a ainsi dirigé le numéro hors série consacré aux colonies françaises et sobrement intitulé « Quand la France rayonnait dans le Monde. » (voir plus haut). Il a aussi coécrit dans la collection « L’Express poche » Les grands héros de l’histoire de France, dont le sur-titre « Politiciens – artistes – inventeurs » indique clairement que les seuls « grands » sont dignes d’intérêt.