Lorànt Deutsch et Maurras. Explication de texte.

Alors qu’une nouvelle polémique enflamme la Toile à propos de Lorànt Deutsch et de son soutien, via une dédicace pour le moins équivoque, à l’Action française de Bordeaux, nous souhaitions proposer une analyse plus poussée des propos de l’acteur afin de montrer que sa proximité avec Charles Maurras ne se limite pas à des autographes. C’est en effet une partie de sa sémantique qu’il emprunte au penseur du nationalisme monarchiste.

Charles Maurras (à gauche) en 1923.
Charles Maurras (à gauche) en 1923.

Voilà un extrait de l’interview accordée par Lorànt Deutsch au Figaro Magazine le 27 septembre 2013 :

On sent chez vous un attachement aux ­figures historiques…

Oui, et c’est en cela que je m’oppose farouchement à l’enseignement de l’histoire globalisante qui tend à les éliminer, au prétexte que leur mise en valeur serait ­synonyme de «repli identitaire» et surtout entraverait une approche de l’Histoire purement ­«laïque»! Forcément : l’héroïsme de ces hommes et de ces femmes laisse supposer chez eux une forme de supériorité, donc d’inégalité, notion à certains insupportable. Sans compter qu’à les considérer comme plus élevés que les autres êtres humains, cela nous oblige à lever la tête, donc à risquer d’apercevoir l’ombre de Dieu… Mais tout de même! J’ai parfois l’impression que certains de nos dirigeants se croient en 1791 et sont sur le point de proclamer la République en danger! Il est vrai que celle-ci n’a que cent cinquante ans au compteur quand la ­monarchie en affiche mille cinq cents: elle a encore peut-être besoin de se rassurer. Moi, je n’en suis pas là. Je dis simplement que l’histoire de France a besoin d’être ­incarnée. Ce sont les hommes qui ont fait l’Histoire, pas des concepts1.

Après cette première lecture, nous vous proposons de décortiquer les propos de l’acteur. Bref, de faire de l’analyse de texte et un peu d’histoire immédiate :

On sent chez vous un attachement aux ­figures historiques…

La question est posée par le journaliste Jean-Christophe Buisson. Le terme figure historique ne laisse aucun doute. Ce sont des « grands hommes » dont il est question et qui, pour nombre d’historiens de garde, sont les moteurs de l’histoire.

Oui, et c’est en cela que je m’oppose farouchement à l’enseignement de l’histoire globalisante qui tend à les éliminer, au prétexte que leur mise en valeur serait ­synonyme de « repli identitaire » et surtout entraverait une approche de l’Histoire purement ­« laïque » !

Le but de cette phrase est double. Tout d’abord, Lorànt Deutsch affirme son opposition à l’histoire scolaire (« l’enseignement de l’histoire ») dont les caractéristiques sont clairement définies. Elle est tout d’abord « globalisante », c’est-à-dire qu’elle enseignerait surtout l’histoire du monde avant l’histoire de France, ce qui est évidemment faux2. L’acteur ne fait là que reprendre les théories de Dimitri Casali. Mais il va plus loin que lui en affirmant que l’enseignement serait avant tout laïque, ce qui l’amènerait à vouloir éliminer les grands hommes des récits scolaires. Mais pourquoi donc ? Lorànt Deutsch y va de son analyse :

Forcément : l’héroïsme de ces hommes et de ces femmes laisse supposer chez eux une forme de supériorité, donc d’inégalité, notion à certains insupportable. Sans compter qu’à les considérer comme plus élevés que les autres êtres humains, cela nous oblige à lever la tête, donc à risquer d’apercevoir l’ombre de Dieu…

Les propos sont limpides. Lorànt Deutsch croit que certains êtres sont bel et bien supérieurs à la masse3. Pourquoi cette supériorité nous obligerait-elle « à lever la tête, donc à risquer d’apercevoir l’ombre de Dieu » ? C’est qu’en royaliste militant, l’acteur pense que les grands hommes, comprendre les rois et les saints sont des élus de Dieu, et que leurs hauts faits seraient la preuve de l’existence d’une transcendance.

Mais tout de même ! J’ai parfois l’impression que certains de nos dirigeants se croient en 1791 et sont sur le point de proclamer la République en danger !

C’est un des passages les plus croustillants de l’interview. La République aurait été en danger en 1791 (alors que l’abolition de la monarchie date du 21 septembre 1792). Reste à savoir pourquoi ce que vient faire là cette allusion à la Révolution française qu’imiteraient certains « de nos dirigeants. » Pour l’acteur, la réponse est évidente.

Il est vrai que celle-ci n’a que cent cinquante ans au compteur quand la ­monarchie en affiche mille cinq cents : elle a encore peut-être besoin de se rassurer. Moi, je n’en suis pas là.

Eh oui, la politique d’élimination des grands hommes de l’histoire, notamment scolaire, procéderait d’une angoisse. La jeune République aurait peur face à l’ancienneté de la monarchie. Lorànt Deutsch, lui, est bien au-dessus de ces vaines considérations.

Je dis simplement que l’histoire de France a besoin d’être ­incarnée. Ce sont les hommes qui ont fait l’Histoire, pas des concepts.

L’incarnation (ou l’histoire incarnée) est un concept central chez Lorànt Deutsch qu’il répète à l’envi comme dans l’émission On est pas couché, le 12 octobre 2013, durant laquelle il affirme « j’essaie d’incarner l’histoire, pour lui donner de la chair« 4. L’incarnation est à la fois un concept religieux5, mais surtout, dans l’esprit d’un monarchiste, un concept politique et historique. Charles Maurras, membre de l’Action française et théoricien central du monarchisme français (et que Lorànt Deutsch a sans doute lu6), écrit ainsi dans son enquête dans son Enquête sur la monarchie oubliée en 1900 :

Adoptons la famille-chef qui incarne le travail politique, l’effort national, la fonction unificatrice et conservatrice d’où est sortie toute la nation. Pas de discussion honnête possible. C’est la famille des Capets-Bourbons-Orléans. Pas de compétition. Nous ne la choisissons pas, nous la recevons toute faite de l’histoire de la patrie7.

Tout le discours de l’acteur sur l’incarnation et sa fascination pour l’histoire peuvent s’expliquer à travers cette citation de Maurras. La Nation, pour être forte, a besoin d’un chef dont la puissance, dont l’autorité, sont justifiées par l’histoire (elle est « toute faite de l’histoire de la patrie » explique Maurras8) et rendu incontestable, même pas les élections (« pas de discussion honnête possible […] Pas de compétition »). C’est même à travers l’incarnation royale que la France s’est constituée selon Maurras (« la fonction unificatrice et conservatrice d’où est sortie toute la nation »9).

On comprend donc qu’une certaine forme de récit historique a été vu, par l’Action française, et aujourd’hui par Lorànt Deutsch, comme un moyen d’appuyer les revendications monarchistes10. Ce sont certes « les hommes qui ont fait l’Histoire » comme l’explique l’acteur, mais pas n’importe lesquels.

William Blanc

PS : remarquons que la fascination pour les grands hommes conduits également Dimitri Casali, non pas à réclamer le retour d’un roi, mais à espérer la venu d’un homme providentiel.

  1. Les phrases en gras a été soulignée par nos soins
  2. Nous renvoyons à l’article de Christophe Naudin sur la Nouvelle offensive des Historiens de garde.
  3. L’acteur avait déjà tenu des propos similaires au Figaroscope du 24 décembre 2009 en expliquant qu’il existe, selon lui, des « inégalités naturelles et sociales ».
  4. Voir, à propos de cette émission, l’excellent article de D. Boone, « Promo complaisante et propagande politique, sous le signe de l’Hexagone de Lorànt Deutsch », Mediapart.fr, 18 octobre 2013.
  5. Dans la conception chrétienne traditionnelle, Jésus une incarnation de Dieu « le Verbe s’est fait chair » : Jean, 1, 14.
  6. L’acteur a inclus dans la bibliographie d’Hexagone un titre de Jacques Bainville, journaliste de l’AF et proche de Charles Maurras.
  7. C. Maurras, Enquête sur la monarchie, Nouvelle librairie Nationale, 1925 (1ère édition 1900), p. CXXVI. Texte en gras souligné par nos soins.
  8. Pour une analyse de la doctrine maurrassienne, voir Eugène Weber, L’Action française, Fayard, 1985, p. 39-48, et 565-576.
  9. Renvoie au concept maurrassien d’empirisme organisateur.
  10. C’est déjà le cas depuis la Restauration. Sylvain Venayre note ainsi que les années suivant le rétablissement de la monarchie ont été le théâtre d’un intense travail historique visant à justifier le retour à l’Ancien régime de par son antériorité. Voir S. Venayre, Les origines de la France, Seuil, 2013, p. 26-33.

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